La vérificatrice générale de l’Ontario affronte l’Université Laurentienne en cour d’appel

La vérificatrice générale de l'Ontario, Bonnie Lysyk s'est longtemps butée à la résistance de l'Université Laurentienne pendant son enquête sur la crise financière de l'établissement postsecondaire.
Photo : Radio-Canada / Matéo Garcia-Tremblay
La vérificatrice générale de l’Ontario a-t-elle le droit d’exiger des documents privilégiés d’une entité sur laquelle elle enquête? Devant la cour d’appel mardi, l’avocat de Bonnie Lysyk, argumente que la Loi sur le vérificateur général lui en donne l’autorité, même si le juge en chef de la Cour supérieure de justice en a décidé autrement, en janvier dernier.
L’affaire remonte à l’enquête par Mme Lysyk, en avril 2021, sur les finances de l’Université Laurentienne, qui s’était placée à l’abri de ses créanciers deux mois plus tôt.
Voulant avoir accès à des documents sujets au privilège du secret professionnel, dont des correspondances entre l’Université Laurentienne, Bonnie Lysyk s’était butée à la résistance de l’établissement postsecondaire.
Elle s’est par la suite tournée vers les tribunaux mais a été déboutée en janvier dernier.
Dans sa décision, le juge en chef de la Cour supérieure de justice, Geoffrey Morawetz, a tranché que la Loi sur le vérificateur général n’oblige pas les entités sous audit à fournir à la vérificatrice générale des documents sujets au privilège du secret professionnel de l’avocat, au privilège lié au litige ou au privilège à l’égard des négociations en vue d’un règlement
.
La vérificatrice générale a immédiatement signalé son intention de faire appel de la décision. Son avocat Richard Dearden a finalement plaidé mardi matin devant les juges Michael Tulloch, Julie Thorburn et Jonathon George de la Cour d’appel de l’Ontario.
Il estime que le juge Morawetz a erré
dans son interprétation de l’article 10 de la Loi sur le vérificateur général (Nouvelle fenêtre), qui indique dans sa section 2 que le détenteur de ce titre a le droit d’avoir libre accès
aux documents qu’il estime nécessaires pour exercer ses fonctions.
La section 3 dudit article, qui résulte d’un amendement de la Loi en 2003, indique qu’une divulgation faite au vérificateur général [...] ne constitue pas une renonciation au privilège
.
Il s’agit là d’une garantie
quidémontre l’intention claire, explicite et sans ambiguïté du législateur d’abroger le privilège d’une entité sous audit
, a plaidé Me Dearden.
Par ailleurs, a-t-il souligné, un autre amendement a été fait à la Loi en 2003 pour garantir la confidentialité des renseignements personnels obtenus par le vérificateur général dans le cadre de ses enquêtes.
En d’autres mots, selon Me Dearden, en adoptant les amendements, les députés de l’époque auraient voulu faire en sorte que les entités sur lesquelles enquête le vérificateur général ne puissent pas se prévaloir du privilège pour refuser de lui remettre des documents, tout en mettant en place des restrictions empêchant le vérificateur général de divulguer les informations contenues dans ces documents.
Or, dans sa décision de janvier dernier, le juge en chef de la Cour supérieure a plutôt interprété l’amendement de l’article 10 comme garantissant une protection d’informations privilégiées qui pourraient être contenues dans des documents transmis au vérificateur général, parfois par inadvertance.
C’est cette dernière interprétation qu’a défendue l’avocat de l’Université Laurentienne, Fredrick Schumann, en cour mardi.
Ce que monsieur Dearden nous demande de faire, c’est de déduire que le législateur voulait transformer des sections de la loi qui n’abrogent pas le privilège en des sections qui abrogent le privilège
, a-t-il souligné.
« La section 10, dans son vocabulaire, ne suggère pas que le privilège est abrogé. Elle ne le fait certainement pas clairement, expressément et sans équivoque. »
Le privilège contre l'intérêt public
La Loi sur le vérificateur général de l’Ontario n’indique nulle part de manière précise que le détenteur du titre a le droit d’exiger des documents d’une entité sur laquelle il enquête même lorsqu’ils sont privilégiés.
En Nouvelle-Écosse, par exemple, la loi équivalente (en anglais seulement) (Nouvelle fenêtre) stipule clairement que le vérificateur général a le droit de les exiger malgré la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée ou toute autre loi, et malgré tous les autres droits à vie privée, la confidentialité et au privilège, dont le privilège du secret professionnel de l’avocat, au privilège lié au litige ou au privilège à l’égard des négociations
.
Selon le professeur de droit et de gestion de l’Université d'Ottawa, Gilles LeVasseur, le juge de la Cour supérieure, dans sa décision, a réaffirmé que comme ce n’est pas clairement énoncé, on ne peut pas forcer [...] les instances qui ont un privilège à renoncer à ce privilège
.
On peut renoncer au privilège mais on ne peut pas obliger à renoncer [au privilège]
, explique-t-il.
Mais les juges de la Cour d'appel devront se pencher sur un enjeu bien particulier, ajoute-t-il.
« Oui le privilège existe, oui, il est défini de telle façon, mais dans certaines circonstances, quand c’est pour l’intérêt et la nécessité de la société, il ne faudrait pas être surpris si la Cour d’appel dit que dans ce cas-là, il faut être capable de pouvoir renoncer à ce privilège-là par l’autorité qu’exprime le vérificateur. »
Un dossier «super important»
La vérificatrice générale a finalement obtenu la grande majorité des documents qu'elle sollicitait auprès de l'Université Laurentienne.
Son rapport d'enquête final devrait d'ailleurs être publié sous peu.
Mais l'appel de mardi a une importance qui va bien au-delà de la Laurentienne
, estime la députée de Nickel Belt France Gélinas, qui craint que le cas de l'Université Laurentienne ne devienne un précédent
, surtout si Mme Lysyk n'obtient pas gain de cause.
C'est super important parce qu'on sait qu'il y a déjà d'autres organismes de transfert de paiements du gouvernement qui regardent ce que la Laurentienne a fait avec l'intention d'utiliser le même processus que la Laurentienne pour bloquer l'accès de la vérificatrice générale et ça, habituellement, ce sont des organismes qui ont fait soit quelque chose de malhonnête ou qui ont vraiment des problèmes sérieux qu'ils ne veulent pas partager
, explique la députée.
« La vérificatrice générale est là pour s'assurer que l'argent des contribuables est bien dépensé. [Si Mme Lysyk est déboutée à nouveau], d'autres organismes vont se servir de ce précédent-là et dire "on ne veut pas que vous regardiez certains documents. Que ces documents-là soient vraiment partagés par la cour, on ne le saura jamais parce que la vérificatrice générale ne pourra pas les voir. »
Les trois juges qui ont entendu l'appel n'ont pas précisé quand exactement ils rendront leur décision.