Les lignes sismiques : la balafre de la forêt boréale
Jusqu’à 1,8 million de kilomètres de corridors ont été coupés dans la forêt albertaine pour tenter de trouver du pétrole, ce qui a eu pour effet de dérègler des écosystèmes.

Ces lignes sismiques coupées près de Fort McMurray sont espacées de seulement 40 mètres. L'industrie les qualifie de lignes à faible impact à cause de leur largeur d'environ 2 mètres.
Photo : CBC / Liam Harrap
L’Alberta est quadrillée par des millions de kilomètres de corridors coupés à même la forêt pour permettre de sonder le sous-sol à la recherche de pétrole. Plus de 50 ans après le passage de la machinerie lourde, une part importante de ces écosystèmes, dont l’habitat du caribou, n’arrivent toujours pas à se régénérer, à un point tel que certains experts parlent de crise écologique.
Moins connus que les grandes mines à ciel ouvert creusées près de Fort McMurray, les profils sismiques, ou lignes sismiques, sont pourtant omniprésents dans le paysage albertain. Ils sont facilement visibles des airs ou grâce aux images satellites.
Les lignes sismiques ont fondamentalement changé l’écologie de la forêt boréale
, explique Gillian Chow-Fraser, gestionnaire des programmes sur la forêt boréale à la Société pour la nature et les parcs du Nord de l’Alberta.
Un territoire fragmenté
Ces déchirures dans le paysage contribuent au fractionnement des habitats, notamment chez certaines espèces d’oiseaux qui refusent de les traverser, ou parfois de s’en approcher.
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Elles ont un impact direct sur la biodiversité en changeant le type de végétation qu’on y retrouve, précise Jaime Pinzon, scientifique au Service canadien des forêts. On peut s’attendre à ce qu’elles changent aussi le type d’invertébrés et de microorganismes ainsi que d’autres éléments de la biodiversité qui sont généralement moins bien connus.
De nombreux experts les considèrent aussi comme la première cause de la diminution des populations de caribous dans la province. Les lignes sismiques sont de véritables autoroutes pour les mammifères. Elles favorisent aussi la croissance de plantes prisées par d’autres types de cervidés. La multiplication des cerfs et des orignaux contribue à une augmentation des populations de loups, le principal prédateur des caribous.

Le gouvernement de l'Alberta travaille à mettre au point des plans régionaux de conservation pour le caribou.
Photo : iStock
Les 15 troupeaux de caribous présents en Alberta sont tous en déclin.
C’est une perte de biodiversité considérable. Nous faisons face à une énorme crise écologique.
Les estimations de l’empreinte totale de ces perturbations linéaires varient. Certains des registres provinciaux ont été perdus. Une étude publiée en 2001 estimait que de 1,5 à 1,8 million de kilomètres de lignes avaient été coupés en Alberta seulement.
Dans une étude plus précise, en 2016, des chercheurs se sont penchés sur une section de plus de 4000 km2 de forêt boréale dans l’Ouest canadien. Les lignes sismiques y occupaient deux fois plus de place que toutes les routes, voies ferrées, lignes électriques, et tous les pipelines combinés.
Les images satellites permettent d’avoir une idée de l’ampleur du problème, mais pas de le chiffrer précisément.
La quête de l’or noir
Les profils sismiques ont commencé à se multiplier au milieu du 20e siècle. La fièvre du pétrole s'emparait alors de l’Alberta, et l’industrie a entrepris de cartographier le sous-sol de la province à la recherche d’or noir. Pour trouver du pétrole, il faut utiliser des ondes sonores. Elles peuvent provenir d’explosifs installés dans le sol ou encore de vibrateurs sismiques montés sur des camions.
En écoutant la réverbération de ces ondes, il est possible de déterminer la composition du sous-sol. Les couloirs coupés dans la forêt permettent de faire passer la machinerie nécessaire à l’opération.
L'Institut de surveillance de la biodiversité de l’Alberta, un organisme financé, entre autres, par l’industrie et l’Université de l’Alberta, a cartographié les lignes sismiques (Nouvelle fenêtre) grâce à des données satellites (en anglais seulement).

Les lignes sismiques sont représentées en rose. Il s’agit d’une estimation créée à partir d’images satellites et non d’un inventaire exhaustif des lignes sismiques.
Photo : Institut de surveillance de la biodiversité de l’Alberta
Des perturbations durables
Les traces de cette exploration pétrolière sont souvent visibles après plus de 50 ans. Il est maintenant clair que plusieurs des régions qui ont été transformées par les lignes sismiques et d’autres perturbations linéaires ne sont jamais retournées à leur état naturel
, explique Jaime Pinzon.
C’est particulièrement le cas des milieux humides comme les tourbières, où la nappe phréatique est très proche de la surface. Le passage de la machinerie lourde compacte le sol, qui se gorge ensuite d’eau. Les arbres ont par la suite énormément de difficulté à y repousser. Les milieux humides où la nappe phréatique est très proche de la surface représentent 20 % du territoire albertain.

Les lignes sismiques dans les milieux humides peuvent mettre des décennies à se régénérer.
Photo : Applied Conservation Ecology Lab / Angelo T. Filicetti
Jusque dans les années 1990, les lignes sismiques étaient créées à l’aide de bulldozers, qui allaient parfois jusqu’à enlever la première couche de terre. Elles faisaient autour de 10 mètres de largeur et pouvaient avoir une longueur de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de kilomètres.
On ne se préoccupait pas de l’impact environnemental à l’époque
, rappelle Erin Bayne, professeur au Département de biologie de l’Université de l’Alberta.
À la fin des années 1990, des changements dans la réglementation et dans la technologie ont favorisé l’émergence de ce que l’industrie appelle les lignes sismiques à faible impact (Low-impact Seismic Lines). Celles-ci sont beaucoup plus étroites, d'une largeur de moins de 2 mètres dans certains cas. Elles oscillent de gauche à droite afin de limiter le champ de vision des prédateurs qui les empruntent.

Le professeur de biologie à l'Université de l'Alberta Erin Bayne explique que les activités humaines ont un grand impact sur la croissance des arbres sur les lignes sismiques.
Photo : Radio-Canada / François Joly
Elles sont cependant beaucoup plus denses. Il y a souvent seulement 50 mètres entre les couloirs.
Certaines zones ont plus de 40 km de lignes par kilomètre carré. C’est plus que la quantité de trottoirs à Calgary ou à Edmonton.
Ces profils sismiques de haute densité sont appelés lignes sismiques 3D et sont principalement utilisés autour de Fort McMurray.
Une étude coécrite par Jaime Pinzon et publiée en 2017 a cependant montré une baisse de la diversité de plantes observées à proximité, quatre ans après la coupe des arbres.
L’Association canadienne des producteurs pétroliers répond pour sa part que ses membres tentent de limiter au maximum l’impact des lignes sismiques en employant des méthodes de construction moins invasives et en évitant les zones les plus sensibles sur le plan écologique.
Différentes trajectoires de reboisement
Ce serait pourtant une erreur de généraliser l’impact des lignes sismiques, comme l'explique Erin Bayne. Il y a une incroyable diversité, précise-t-il. Aucune ligne sismique n’est identique.
Le chercheur nous a donné rendez-vous près de Whitecourt, à l’ouest d’Edmonton. Ici, certains corridors se portent bien, tandis que d'autres, situés à quelques dizaines de mètres, montrent des signes de dégradation.
Dans certains cas, les arbres repoussent facilement, sans aucune intervention humaine. Les feux de forêt peuvent parfois accélérer la régénération des territoires où se trouvent les lignes sismiques.

Les lignes sismiques accélèrent le déplacement des mammifères et facilitent la prédation des caribous par les loups.
Photo : Applied Conservation Ecology Lab / Angelo T. Filicetti
Erin Bayne explique que, une fois que le corridor a été créé, trois scénarios peuvent se produire. La ligne peut être laissée à elle-même (et se régénérer plus ou moins vite). Sinon, elle peut être convertie en chemin d’accès, en pipeline ou en puits de pétrole par l’industrie ou elle peut commencer à être utilisée à des fins récréatives.
En route vers le lieu de l’entrevue, nous tombons par exemple sur des chasseurs autochtones en train d’utiliser un des corridors dans la forêt pour sortir la carcasse d’un orignal.
D’autres lignes sont utilisées par des amateurs de VTT ou de motoneige. Elles sont très prisées des trappeurs, à qui elles permettent d’accéder à des coins reculés de la forêt boréale. Cet usage récréatif empêche la repousse des arbres.
C’est un problème fondamental qui ajoute à la complexité de cette question. L’important, ce n’est pas seulement la ligne elle-même, mais ce que les gens en font.
Des solutions à l’étude
Différentes méthodes sont actuellement à l’étude pour tenter d’accélérer le reboisement dans les lignes sismiques et pour en diminuer l’impact sur les caribous.
La solution la plus courante est de créer des monticules de terre le long du corridor. En surélevant une partie du sol au-dessus de l’eau, on permet en théorie aux arbres de créer des racines au sec.
Cette technique est employée depuis plusieurs années par l’industrie forestière, notamment parce que les buttes et les fosses qu’elle crée ralentissent le déplacement des animaux comme les loups et les ours.
Des recherches réalisées par l’Université de l’Alberta, en partie financées par l’industrie, montrent que certaines méthodes comme les buttes de terres, des lignes moins droites et l’ajout d’obstacles comme des arbres morts réduisent la vitesse de déplacement des animaux.

Jaime Pinzon collecte des données sur le taux d'humidité et la température du sol au centre d'essai de Grande Prairie.
Photo : Radio-Canada / François Joly
L’efficacité des buttes de terres dans les tourbières n’a cependant pas encore été démontrée. Jaime Pinzon mène présentement une expérience près de Grande Prairie, dans le nord-ouest de l’Alberta. Des buttes de différentes tailles ont été installées en 2018 le long de cinq lignes coupées dans la forêt.
Il faudra cependant des années pour obtenir des résultats concluants.
Une des principales observations, c’est que les monticules s’affaissent très rapidement
, explique Jaime Pinzon. Nos buttes ont rétréci de 50 % en seulement quatre ans.
Cette technique, si elle s'avère efficace, est cependant loin d’être une panacée. Elle implique de parcourir à nouveau les corridors sismiques avec de la machinerie lourde. Elle est aussi extrêmement coûteuse. Jaime Pinzon estime le coût moyen à 15 000 $ par kilomètre restauré. Le but serait de concentrer les efforts de restauration dans les zones les plus sensibles, comme celles de l’habitat du caribou.

Cette butte de terre est censée aider les arbres à pousser plus facilement sur les lignes sismiques.
Photo : Radio-Canada / François Joly
Contrairement aux puits de pétrole, les entreprises n’ont pas l’obligation de restaurer les lignes sismiques. Certaines choisissent quand même de le faire. La pétrolière Cenovus a entrepris de restaurer certains habitats de caribou près de Cold Lake, notamment 1100 km de lignes sismiques depuis 2016.
Certaines des compagnies qui les ont créées il y a 50 ans n’existent plus, alors plus personne n’est responsable.
Le compteur tourne
Le temps presse pourtant, en particulier pour les caribous. La restauration des lignes sismiques ne se produira pas suffisamment rapidement pour sauver les caribous
, constate Erin Bayne.
Le gouvernement provincial affirme que la restauration des lignes sismiques fait partie de la solution pour protéger le caribou et que des plans régionaux sont en cours de développement pour les 15 hardes de la province.
Jusqu’à présent, la principale mesure de protection des caribous a été l'abattage des loups. Cette méthode est cependant insuffisante, selon l'Institut de surveillance de la biodiversité de l'Université de l'Alberta.
Malgré d’importants efforts de la communauté scientifique, la forêt boréale portera encore longtemps les cicatrices de l’insouciance du passé.