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ChroniqueVendue comme une marchandise

20 ans après l’opération Scorpion, Sophie* prend la parole pour se libérer et venir en aide aux jeunes filles vulnérables.

À l'occasion des 20 ans de l'opération Scorpion, Sophie*, une victime, s'est confiée à l'animateur du Téléjournal Québec, Bruno Savard.

À l'occasion des 20 ans de l'opération Scorpion, Sophie (nom fictif), une victime, s'est confiée à l'animateur du Téléjournal Québec, Bruno Savard.

Photo : Radio-Canada / Steve Breton

À l’occasion du 20e anniversaire de l’opération Scorpion, l’animateur du Téléjournal Québec Bruno Savard a rencontré Sophie (nom fictif), une victime des mêmes proxénètes et des mêmes clients du réseau de prostitution juvénile qui est tombé dans la foulée de la vaste opération policière menée au début des années 2000.

J'étais très anxieux à l'idée de rencontrer cette femme dont je ne savais à peu près rien avant notre rendez-vous. Le lieu devait être gardé secret, à l'abri des regards. Notre entente, par courriels interposés, stipulait que seuls le caméraman Steve Breton et moi devions être en sa présence.

Elle acceptait de se livrer à nous à une seule condition : il ne faudrait jamais qu'on puisse l’identifier. Parce que bien peu connaissent le lourd passé qu'elle traîne. Les membres de sa famille en savent un peu… Après notre rencontre, je peux confirmer que j'en sais beaucoup plus qu'eux.

Sophie m'a raconté son histoire, avec hésitations et réticences au début, mais elle a fini par rouvrir ce volet de sa vie qu'elle tente de garder enfoui. Parce qu'elle a honte. Elle sait bien, des années plus tard, que ces épreuves l'ont forgée.

Sophie (nom fictif) s'est confiée à l'animateur du Téléjournal Québec, Bruno Savard.

Sophie (nom fictif) s'est confiée à l'animateur du « Téléjournal Québec », Bruno Savard.

Photo : Radio-Canada / Steve Breton

Ses visites dans le fond du baril lui permettent d'apprécier aujourd'hui la vie qu'elle s'est donnée quand elle en a pris le contrôle. Elle a honte d'avoir été si naïve. Quand elle m'a fait cette affirmation, j'ai sursauté : Tu étais une enfant!

Elle était une enfant. Une fille de 14 ans qui se prenait pour une adulte sans encadrement parental. À 14 ans, elle a eu sa première relation sexuelle complète. À 15 ans, le premier d'une centaine de clients.

Sophie était belle, une naturelle. Elle flashait, comme on dit. Elle savait attirer le regard des hommes. Un jour, dans un centre commercial, elle a attiré le regard d'un restaurateur de Québec qui, la voyant regarder des fringues qu'elle ne pouvait pas se payer, les lui a offertes. Ils ont passé une magnifique journée ensemble. Il l'a gâtée.

Le lendemain, il l'a emmenée en auto. Point de bascule. Il m'a demandé de lui faire une fellation. Il m'a dit qu'il me donnerait de l'argent.

Et il l'a fait. Il l'a souvent payée pour des services sexuels. Puis tel un jouet, l'homme d'affaires l'a prêtée à des amis tout aussi pervers. Il m'a présentée à plein de clients. Se sentait-elle exploitée sexuellement, du haut de ses 15 ans? Non, pas du tout.

Je me sentais exceptionnelle. On te promet la lune, et tu espères la lune. Mais, tu désenchantes assez vite.

Une citation de Sophie (nom fictif), victime d'exploitation sexuelle alors qu'elle était mineure

Cette lune fut aussi promise quelques semaines plus tard par un certain André Pélissier. Charmant et charmeur, il a rencontré Sophie au Dagobert, sur la Grande Allée.

Il lui a fait comprendre à quel point elle était unique. Qu'elle était la femme de sa vie. Qu'avec lui, elle allait devenir une reine. Au final, avec lui, elle est devenue une marchandise. Il a fait d'elle une petite entreprise qui fournit des plaisirs à une centaine d'hommes adultes déviants et dépravés.

Il s'est assuré de l'accrocher émotionnellement, puis en créant une dépendance aux drogues qu'il lui fournissait. Elle passait de 5 à 6 clients par jour. Il demandait aux clients la somme de 300 $ de l'heure.

Trois cents dollars pour de richissimes hommes d'affaires, des policiers, des politiciens, une vedette de la radio, des avocats… ce n'était rien. Trois cents dollars pour disposer d'une enfant à sa guise, lui imposant des actes souvent dégoûtants. Trois cents dollars pour faire subir à une ado des violences sexuelles et physiques. Comme si sa vie ne comptait pas.

Mais au fond, comptait-elle vraiment? Inconsciemment, elle n'accordait plus beaucoup d'importance à sa propre vie. Sophie livrait son corps d'ado à des hommes adultes, comme on se fait aujourd'hui livrer un colis par Amazon. Elle livrait son corps, mais pas son âme. Son âme et sa tête, elles les gelaient. Solide.

Pas une seule fois elle n'a fait un client sans être droguée. Et pour la drogue, c'était bar ouvert. André Pélissier, aussi connu par le surnom de Monsieur Soleil, lui en fournissait tant qu'elle en demandait. Elle passait 5 à 6 clients par jour. Il empochait 300 $ de l'heure... et lui versait 70 $. C'était une exploitation totale. Et elle a fait ce travail jusqu'à ses 18 ans.

Une femme de dos assise sur un lit.

Sophie (nom fictif) était devenue une petite entreprise qui fournissait des « plaisirs » à une centaine d'hommes adultes déviants et dépravés. (Archives)

Photo : Shutterstock / Yupa Watchanakit

Sophie m'a raconté avoir repris un certain contrôle sur ses affaires, car elle se rendait bien compte qu'elle se faisait arnaquer du simple point de vue financier. Les années suivantes, elle les a passées à La Grande Hermine, un bar-bordel toléré dans le quartier Montcalm de Québec jusqu'en 1994. Au moins, à cet endroit, l'argent qu'elle recevait de ses célèbres et puissants clients, elle le gardait pour elle.

La tenancière a toujours respecté ses filles, selon Sophie. Avec elle, elle se sentait en confiance... Elle y est demeurée jusqu'à l'âge de 23 ans.

C’est à ce moment qu'elle a connu l'amour. Pas celui, artificiel, promis par un profiteur en manque de sexe. Sophie a connu l'homme qui allait la respecter pour ce qu'elle était vraiment. Elle s'est sortie elle-même de ce bourbier. Elle a mené une vie stable, bien qu'elle ait été elle-même instable : dépressions, psychothérapies et maladies ont aussi marqué sa vie. Mais elle s'est tenue debout. Droite. Droite comme la très gentille femme que j'ai rencontrée par un matin d'octobre.

Droite comme la femme qui, en 2002, constatant l'ampleur de l'opération Scorpion, a offert ses témoignages aux enquêteurs. Elle était passée à travers le même réseau, avait rencontré les mêmes clients que ceux dénoncés par les victimes du Wolf Pack.

Couverture du livre où l'on voit une jeune personne avec un tatouage de scorpion sur le bras.

Reportage de Guylaine Bussière sur l'opération Scorpion en lien avec le livre de Roger Ferland, qui a dirigé l'enquête, coécrit avec la criminologue Maria Mourani.

Photo : Gracieuseté : Rosemonde Communications

Les policiers, qu'elle avait tant redoutés des années auparavant, sont devenus ses confidents. Elle avait tout gardé en note : ses clients, les montants payés, les lieux de rencontre, les préférences sexuelles... Elle a tout déballé aux enquêteurs. Son aide fut précieuse et inestimable pour corroborer les centaines d'informations qui devaient être validées par l'équipe de l'enquêteur Roger Ferland.

Conférence de presse en lien avec l'enquête Scorpion, en décembre 2002, devant un parterre de journalistes occupés à prendre des notes, devant de nombreux policiers et sous l'oeil de nombreuses caméras.

Conférence de presse en lien avec l'enquête Scorpion, en décembre 2002 (archives)

Photo : BAnQ / Journal Le Soleil

Aujourd'hui Sophie est droite. Elle impressionne, elle dégage.

Je lui avais dit lors de nos échanges par courriel que je voulais lui demander ce que la femme qu'elle est devenue aujourd'hui dirait à la jeune fille qu'elle était à l'époque. Sa réponse a été toute simple : Va pas là, Sophie. Maman va te donner ce que tu veux. Va pas là.

Sophie est aujourd'hui comblée par l'amour de ses enfants. Jamais n’a-t-elle craint qu'ils versent vers la criminalité ou la vie tordue qu'elle a elle-même menée. Ses enfants ont été élevés dans la ouate. Elle les aime, ils l'aiment.

Notre rencontre a duré une bonne heure. Nous avons parlé officiellement, alors que les caméras tournaient. Nous avons parlé officieusement, à caméra fermée. Elle m'a raconté des choses troublantes, toujours corroborées par un enquêteur de police. Elle a tout noté dans ses carnets. Elle a tout imprimé dans sa tête. J'ai été secoué. Je suis allé marcher au centre-ville pour évacuer.

J'ai croisé le regard de dizaines de personnes dans la rue. Qui sont ces gens? Ont-ils vécu des atrocités comme Sophie? Les ont-ils imposées à d'autres? C'est fou comme l'humain peut nous décevoir... Et nous impressionner. Comme l'a fait Sophie, ce matin-là.

Avant de nous quitter, je lui ai demandé une dernière chose : Si on se rencontre ailleurs, en d'autres circonstances, en public, comment doit-on agir?

Elle me regarde droit dans les yeux, me tend la main et dit : Bonjour, je suis [son vrai nom]. Je suis ravie de vous rencontrer, M. Savard. On fera comme si. Comme si on ne se connaissait pas. Comme si on ne s'était jamais vus. Comme si.

Et c'est ainsi qu'elle vit sa vie. Comme si.

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