De soupe et de purée : pourquoi les militants écologistes ciblent-ils les musées?
Des militants écologistes ont intensifié leurs plus récentes actions-chocs dans des musées en Europe, où ils ont pris pour cibles des œuvres, générant ainsi leur lot de réactions. Mais le message arrive-t-il à percer la barrière de l’indignation?

Des militants de Letzte Generation ont lancé de la purée de pomme de terre sur le tableau Les meules de Claude Monet au Musée Barberini de Potsdam, le 24 octobre dernier.
Photo : Associated Press / Letzte Generation
Vêtus de dossards orange qui contrastent avec le décorum qu’appelle une visite au Musée Barberini de Potsdam, deux militants prennent leur élan avant de déverser de grands jets de purée jaunâtre sur un tableau de la série des Meules du peintre impressionniste Claude Monet, représentation de structures coniques de blé qui dominaient le paysage de la campagne normande de 1890.
Nous sommes en pleine catastrophe climatique
, récite l’une des militantes après s’être collé la main au mur, accroupie devant le chef-d'œuvre du peintre français estimé à plus de 110 millions de dollars. Et tout ce qui vous effraie, c’est de la soupe à la tomate ou des patates pilées sur une peinture
, lance-t-elle.
Les deux auteurs du coup, affiliés au mouvement de désobéissance civile pro-climat Letzte Generation, font écho à la question posée par les activistes de Just Stop Oil une dizaine de jours plus tôt. L’art vaut-il plus que la vie? Que la nourriture? Que la justice?
Le 14 octobre, deux jeunes membres de l’organisation britannique opposée au financement des énergies fossiles ont soulevé l'ire du public en aspergeant Les tournesols de Van Gogh d’une boîte de conserve de soupe Heinz avant de se coller au mur.
Si cette action a rapidement fait le tour du monde, elle s’inscrit dans une série de coups d’éclat organisés par des militants écologistes qui ont investi les musées ces derniers mois, du Kelvingrove Art Gallery and Museum de Glasgow à la National Gallery of Victoria de Melbourne, en passant par le Museo del Novecento de Milan.
Pour chacune de ces actions militantes, le même modus operandi : une main collée sous la toile, sur le cadre ou directement sur l'œuvre. La tactique du lock-on, à laquelle les militants ont recours pour ne pas pouvoir quitter le lieu de protestation sur demande, est revisitée; la super glue remplace les chaînes cadenassées.
La nourriture a quant à elle fait partie de l’arsenal des activistes lors des plus récents coups d'éclat médiatisés.

Deux jeunes activistes de Just Stop Oil ont lancé une canne de soupe à la tomate sur Les tournesols de Van Gogh, tableau exposé à la National Gallery de Londres, le 14 octobre.
Photo : Capture d’écran - YouTube
Cibler les musées pour revendiquer de toute urgence des actions concrètes des gouvernements afin de lutter contre les changements climatiques n’a rien d’anodin, selon Charles de Lacombe, membre du Conseil fédéral des Amis de la Terre France et militant d’Alternatiba.
L'art est vraiment utilisé comme une rampe de lancement, un outil pour gagner en visibilité. Et force est de constater que, de ce point de vue, ça fonctionne très bien.
S’il est déstabilisant
de voir des militants s’en prendre à des chefs-d'œuvre, le choix n’en est pas moins réfléchi. Van Gogh, Monet, Botticelli et Picasso ne sont pas responsables des changements climatiques, et les activistes écologistes le savent très bien, souligne M. Lacombe dans un papier cosigné avec Nicolas Haeringer, directeur des campagnes de l’ONG 350.org.
Cette action, qui peut rappeler la performance artistique observée d’ordinaire dans ces institutions culturelles, est pensée pour provoquer
, écrivent-ils. Que nous soyons dérangés n’est pas secondaire [ni] la conséquence d’une action mal pensée et trop rapidement organisée.
En troublant le public, les militants tentent d’attirer l’attention sur son indifférence face à l’inaction des dirigeants pour limiter le réchauffement climatique, au moment où tous les voyants sont au rouge.
À situation anormale, actions anormales
, résument-ils, reprenant sensiblement le même discours que Phoebe Plummer de Just Stop Oil, auteure du lancer de la soupe, qui a reconnu d’emblée l’absurdité du geste.
On ne pose pas la question : faut-il que les gens jettent de la soupe sur des peintures? Ce que nous faisons, c’est de nous assurer que la conversation se poursuive
, a expliqué l’activiste dans une vidéo parue sur les réseaux sociaux après le coup d’éclat à la National Gallery de Londres.

Des membres d'Ultima Generazione, mouvement de désobéissance civile en Italie, ont collé leur main directement sur Le printemps de Sandro Botticelli, au musée des Offices de Florence, le 22 juillet 2022.
Photo : Reuters / ULTIMA GENERAZIONE
En entrevue à CBC, Dana R. Fisher, professeure à l'Université du Maryland qui s'intéresse aux mouvements écologistes, a rappelé que les activistes ne s'attendaient pas à un appel du premier ministre
une fois relâchés par les autorités. Ils se disent que, s'ils sont chanceux, les gens vont débattre sur Twitter et les médias vont parler d'eux
, résume-t-elle.
À l’instar des autres actions-chocs qui ont eu lieu dans les musées, les œuvres n’ont pas été endommagées, les militants s’étant assurés au préalable de ne pas mettre en péril les pièces ciblées. Protégée par une vitre, la toile Les Meules de Monet n’a pas subi de dommages, tandis que des dégâts mineurs ont été constatés sur le cadre des Tournesols de Van Gogh.
Provoquer pour rallier?
La démarche derrière ces actions a beau avoir été expliquée par les membres des groupes écologistes, a-t-elle fait son chemin auprès du public pour autant? Dans la foulée des attaques à la soupe et à la purée, les réactions sur les réseaux sociaux ont témoigné à la fois de l’indignation et de l’incompréhension de ces gestes.
Ce sont des actions qui sont très clivantes
, reconnaît Charles de Lacombe, qui a lui-même participé en 2019 à une campagne pro-climat visant à décrocher des portraits du président Emmanuel Macron dans les mairies de l’Hexagone afin de dénoncer l'inaction de l'État.
Je ne dis pas que ce sont des actions parfaites [...] mais le fait est qu’on a une bataille à mener
, ajoute-t-il, en évoquant les écologistes qui ont utilisé leur tribune pour se distancier des opérations menées par Just Stop Oil, Ultima Generazione ou Extinction Rebellion, voire de les discréditer.
Charles de Lacombe estime qu'il est trop tôt pour statuer de la réussite – ou non – de ces coups d'éclat. Ce succès et cet échec dépendront, selon lui, de la façon dont les médias et les activistes commenteront ces actions, contribuant ainsi à façonner l'opinion publique.
Le spécialiste des questions de géopolitique de l'environnement, François Gemenne, professeur à Sciences Po Paris et membre du GIEC, fait partie de ceux qui s'inquiètent des conséquences de ces actions, qui « aliènent », à son avis, « une bonne partie du public à la cause du climat ».
La maison brûle. Tout le monde le réalise bien, et le climat lui-même se charge de le rappeler. Il me semble que ça ne sert plus à grand-chose de crier au feu – fût-ce avec de la soupe ou de la purée – et qu’il faut maintenant chercher à éteindre l’incendie
, a-t-il dit mardi sur Twitter.
À savoir si ce type d'action permet de rallier les plus sceptiques, la chercheuse Dana R. Fisher souligne que les études sur les effets de l'activisme climatique, peu étoffées, ne vont pas forcément dans ce sens. La plupart d'entre elles indiquent que les sympathisants à la cause risquent d'être les plus réceptifs au message.
J'étudie les politiques et le militantisme climatiques depuis les années 1990 et rien n'a changé [malgré la mobilisation des militants], ce qui peut notamment expliquer que les activistes se fassent plus provocateurs
, avance-t-elle.
À force de répéter des actions qui suscitent de moins en moins l'intérêt du public, le mouvement écologiste en est venu à « innover » afin de générer « ces coups de projecteur médiatique », renchérit Charles de Lacombe.
Reste que l'idée d'investir les lieux de culture ne date pas d'hier. La statue de cire du roi Charles III entartée par des membres de Just Stop Oil au musée londonien de Madame Tussauds, dimanche, n'est pas sans rappeler la sculpture à l'effigie de Vladimir Poutine vandalisée par une membre des Femen au Musée Grévin de Paris en 2014, donne-t-il en exemple.
L'histoire aura voulu que les jeunes activistes dénoncent la dure réalité de « millions de familles » qui n'ont pas même le luxe de « se réchauffer une canne de soupe » dans le même musée où la Canadienne Mary Richardson a lacéré la Vénus à son miroir de Diego Vélazquez, il y a plus de 100 ans, pour réclamer le droit de vote des femmes.
Avec la contribution de Jaela Bernstien, de CBC News