La perte d’influence des États-Unis vue par Karine Prémont

Karine Prémont, professeure à l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke.
Photo : Radio-Canada / ANDRE VUILLEMIN
Le conflit en Ukraine et la menace du président russe, Vladimir Poutine, de recourir à l’arme atomique font ressurgir chez toute une génération des inquiétudes vécues pendant les années de la guerre froide et confrontent pour la première fois les plus jeunes à ce danger. Ils rappellent qu'il n’y a pas si longtemps, le monde était divisé en deux : l’est et l’ouest, le communisme et le capitalisme. C’était l’époque où le spectre de la menace nucléaire était brandi comme une arme de dissuasion.
« Les gens avaient deux options ou une troisième, c'est-à-dire rester neutre. Aujourd'hui, il y en a beaucoup plus. »
Dans La puissance américaine mise en échec, de la guerre du Vietnam à l’Irak, un livre qu'elle vient de publier, la spécialiste de la politique américaine, Karine Prémont, relate l’un des épisodes les plus tendus dans l’histoire des relations entre les États-Unis et l’ex-URSS: la crise des missiles de Cuba. Treize jours de tension extrême entre les deux superpuissances mondiales où le monde a retenu son souffle devant la possibilité bien réelle de voir un conflit nucléaire éclater. On a frôlé la catastrophe. Jamais on est passé aussi proche
, souligne-t-elle.
Cette crise est survenue il y a 60 ans presque jour pour jour. Le 16 octobre 1962, le président américain, John F. Kennedy, est informé par ses services de renseignements que des missiles et des rampes de lancement soviétiques se trouvent sur l’île de Fidel Castro, située à 150 km des côtes de la Floride. Une réponse soviétique à l’invasion américaine de la baie des Cochons un an et demi plus tôt. Le renversement raté de Castro en 1961, un allié communiste, par des exilés cubains entraînés par la CIA est sans doute l’une des plus importantes [raisons de la stratégie soviétique]
, explique Karine Prémont dans son livre.
Cette découverte d’un arsenal ennemi à quelques brasses des États-Unis entraîne une succession de tractations, de manœuvres militaires et de négociations qui, heureusement, se soldent par une solution diplomatique. Les chefs militaires souhaitaient lâcher des missiles nucléaires sur Cuba. Fidel Castro encourageait [le président soviétique Nikita] Khrouchtchev à utiliser le nucléaire contre les États-Unis. Il y avait des têtes fortes, de part et d'autre, qui voulaient provoquer les choses
, analyse celle qui est également directrice adjointe de l'Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM.
« La raison a prévalu parce que Kennedy et probablement Khrouchtchev aussi voulaient absolument éviter une guerre nucléaire. »
Entendre à nouveau le président russe menacer de recourir au nucléaire pour écraser son voisin ukrainien, six décennies plus tard, fait ressurgir des inquiétudes pour plusieurs qui ont vécu cet épisode, mais aussi chez les étudiants de Karine Prémont qui n’ont pas grandi avec cette menace.
« J'ai beaucoup d'étudiants qui vivent dans l'angoisse d’une guerre nucléaire. C’est quelque chose qu’on n’a pas beaucoup parlé dans leur vie. On a beaucoup parlé de terrorisme, de cyberattaque, mais pas beaucoup du nucléaire. »
En quelque sorte, cette crise des missiles, qui fut au final l’un des grands succès de la politique étrangère des États-Unis, sert à calmer les préoccupations : elle démontre qu’un dénouement pacifique est possible même dans les situations de tension extrême. La crise des missiles est vraiment une référence pour moi [puisque] la raison a prévalu. L’histoire le démontre, il y a des mécanismes qui permettent une désescalade
, soutient-elle.
Une perte d’influence
Si les États-Unis ont réussi à bien se tirer d'affaires lors de la crise des missiles, il en est tout autrement dans des conflits qui suivront, explique Karine Prémont. La guerre du Vietnam et la guerre en Irak sont deux exemples où le tout puissant pays perd de sa superbe. Ces échecs militaires ont contribué à éroder l’influence que le géant américain exerce depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La spécialiste évoque aussi les attentats du 11 septembre, un désintéressement de la politique étrangère sous Donald Trump et certaines décisions prises par l’administration de Barack Obama. Ce qu'on voit, c'est une perte de leadership moral des États-Unis dans le monde. Ils ont perdu un peu de cette aura.
« Les États-Unis ont perdu un peu de ce rôle de phare qu'ils avaient à une certaine époque. »
Cette perte d’influence est d’ailleurs tangible lorsqu’on observe le rôle que jouent présentement les États-Unis dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, fait remarquer la politologue.
La navigation en eaux internationales est beaucoup plus complexe pour les États-Unis. On le voit bien, ils souhaitent envoyer un message de fermeté, mais ils ne veulent pas provoquer ni Poutine ni la Chine. Il y a toute une manœuvre qui est nécessaire aux États-Unis qui n'était peut-être pas envisageable il y a quelques décennies.
Même si un pays comme la Chine s’impose de plus en plus sur la scène internationale, les États-Unis demeurent très forts sur les plans économique et culturel, souligne Karine Prémont. C’est leur leadership militaire et politique qui a un peu diminué. Parce qu’il y a eu cet entêtement à utiliser l’armée ou la puissance de feu pour régler des problèmes qui ne requerraient pas nécessairement cette solution-là.
Karine Prémont sera présente au Salon du livre de l'Estrie ce jeudi de 17 h à 18 h et samedi de 11 h à 12 h.