À l’ombre de Roxham, des migrants font le chemin inverse
Les voyages illégaux de migrants du Canada aux États-Unis se multiplient depuis quelques mois par l'entremise d'une filière mexicaine, selon une enquête de CBC/Radio-Canada. Une sorte de chemin Roxham. À l’envers.

De plus en plus de Mexicains utiliseraient des chemins boisés à proximité de Roxham pour entrer aux États-Unis en passant par le Canada.
Photo : Radio-Canada / Romain Schué
Ces dernières semaines, les appels se succèdent. Les policiers canadiens, très occupés au chemin Roxham, doivent répondre à des questions d’un tout autre type de la part de citoyens québécois inquiets.
Martin Gamache a déjà décroché son téléphone à plusieurs reprises. Une dizaine de fois depuis un an et demi
, confie-t-il.
Cet employé du secteur de la construction habite en périphérie d’Hemmingford, dans un coin reculé et boisé, à quelques dizaines de mètres de la frontière canado-américaine.
Il était habitué à entendre parler des milliers de demandeurs d’asile qui arrivaient au Canada par le chemin Roxham, ce passage devenu mondialement célèbre, non loin de chez lui, avant de faire face à un problème similaire. Mais inverse.
Je vois souvent des voitures, des particuliers ou des chauffeurs privés qui s’arrêtent devant chez moi. Il n’y a aucune autre habitation à côté. Les gens sortent puis traversent mon terrain et les bois pour aller aux États-Unis
, raconte-t-il.
La plupart du temps, reprend Martin Gamache, ces véhicules arrivent le soir. À la nuit tombée. Des familles, des couples, des jeunes.
Le soir, on voit des autos qui s’arrêtent devant chez nous. Les portes se ferment, puis les gens prennent leur sac à dos et passent dans le bois.
Toutes ces personnes ont un dénominateur commun : elles parlent espagnol, souligne ce père de famille.
Parfois, lorsque je les vois devant chez moi, je vais leur parler. Beaucoup de monde vient de Mexico. Ces personnes sont arrivées à Toronto comme touristes, puis on les a emmenées à Montréal avant que quelqu’un les transporte jusqu’ici. C’est récurrent
, estime-t-il.
Un autre voisin nous a confié une histoire similaire : Je vois souvent, sur les caméras de surveillance, des personnes marcher dans la forêt. De temps en temps, ce sont des familles
, explique ce résident qui s’occupe des bois avoisinants.
C’est un véritable problème
, surtout en période de chasse, assure-t-il en évoquant le risque qu’un migrant reçoive une décharge d'arme à feu par erreur.

Autour du chemin Roxham, les possibilités sont nombreuses pour traverser la frontière canado-américaine.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Moins dangereux de passer par le Canada
Qui sont ces migrants? Comment arrivent-ils au Canada? Qui les conduit ensuite jusqu’à la frontière? Et pourquoi utilisent-ils cette voie pour entrer aux États-Unis?
Une partie de ces réponses se trouve dans la décision prise par le gouvernement de Justin Trudeau, au début de son premier mandat, de mettre fin à l’obligation d'avoir un visa pour les ressortissants mexicains.
Cette mesure, entrée en vigueur le 1er décembre 2016, serait selon plusieurs sources à l’origine d’une recrudescence récente des traversées illégales du nord vers le sud.
Pour nous, c’est un échec. On n’a pas les effectifs pour empêcher ce phénomène
, déplore une source policière bien au fait du dossier, qui n’a pas l’autorisation de s’exprimer publiquement.
Elle nous confirme l’existence de réseaux de passeurs bien organisés qui utilisent le Canada comme porte d’entrée en Amérique du Nord.
Plusieurs personnes d’origine latino, y compris des femmes et des enfants, se dirigent en direction du sud à partir du Canada. Rarement on a le temps de les attraper du côté canadien, mais notre technologie nous permet de les voir.
Ce procédé semble avoir été clairement mis au jour par les forces de l’ordre canadiennes. Avec la levée des contraintes administratives, de nombreux Mexicains arriveraient désormais au Canada par la voie des airs avant de se rendre aux États-Unis.
C'est un trajet nettement moins dangereux que celui que parcourent les migrants qui montent du Mexique vers le nord, ce qui les amène à emprunter des routes périlleuses et à devoir affronter le désert ou le fleuve Rio Grande.

Yazuri Martinez-Alvarez, une mère âgée de 21 ans, a quitté son village au Mexique en espérant pouvoir se reconstruire une vie sans violence ni pauvreté aux États-Unis.
Photo : CBC / Olivier Hyland
Six mille dollars pour entrer aux États-Unis
Yazuri Martinez-Alvarez a tout tenté pour éviter d’avoir à faire ce périple, souvent mortel. Dans son village de Tehuetlán, au Mexique, elle a entendu parler d’une autre route. Plus sécuritaire. Mais coûteuse.
Cette jeune mère de famille, qui nous a raconté son histoire, voulait impérativement quitter son pays, non seulement à cause des dangers
et des féminicides
mais aussi dans le but de retrouver le père de sa fille, installé en Californie.
Un contact lui a fourni les coordonnées d’un passeur qui lui a proposé d’aller à Toronto par avion avant de se rendre aux États-Unis en passant par un champ de maïs au Québec. Le coût du voyage? 6000 dollars américains, dont 3000 à payer d'avance.
Début juin, peu avant le coucher du soleil, le passeur l’a finalement retrouvée dans le stationnement d’un hôtel de Montréal avant de l’emmener dans le sud du Québec et de traverser illégalement la frontière, en toute discrétion, après une longue marche en forêt.
Si j’étais restée [au Mexique], je n'aurais pas eu les moyens de subvenir aux besoins de ma fille. C’était une décision difficile, mais je n’avais pas le choix.
Comme d’autres ressortissants mexicains qui nous ont décrit leur aventure, Yazuri Martinez-Alvarez a finalement été arrêtée par les policiers américains avant de plaider coupable d'entrée illégale aux États-Unis.

Vue aérienne du champ de maïs que Yazuri Martinez-Alvarez aurait traversé de nuit pour passer la frontière vers l'État de New York
Photo : CBC / Patrick Morell
Des arrestations en nombre croissant
Ce coin, appelé le secteur de Swanton, est bien connu du Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis, qui patrouille constamment sur ces terres qui chevauchent une partie du Vermont et de l’État de New York.
À cet endroit situé autour du lac Champlain se trouve notamment le chemin Roxham. Mais aucune personne en provenance du Canada n'entre aux États-Unis directement par ce passage.
Les Mexicains utilisent des chemins surveillés ou non, des chalets locatifs ou des terres agricoles
, raconte notre source policière canadienne.
Selon nos informations, les terrains du Club de golf international 2000, à Saint-Bernard-de-Lacolle, sont également utilisés pour quitter le Canada. La GRC a ses propres caméras sur nos terrains
, nous a indiqué le patron du club de golf.
Malheureusement, le temps qu’on réponde aux appels, ils sont déjà arrivés aux États-Unis
, reprend notre source.
D’ailleurs, le nombre d’arrestations aux États-Unis dans ce secteur est en pleine croissance.
Plus de 600 personnes ont été interceptées par les agents américains entre les mois de mars et d'août 2022. Il s'agit d'une nette augmentation par rapport aux années précédentes, cependant marquées par la pandémie et par la réduction des voyages aériens.
Les "south bound", c'est non stop depuis deux semaines
, affirme un autre policier canadien, sous le couvert de l'anonymat.
Selon l’enquête de CBC et de Radio-Canada, ces réseaux de passeurs, qui opèrent de Toronto, de Montréal ou même du Mexique, sont parfois liés à des organisations criminelles. Des milliers de dollars sont réclamés à chaque migrant pour lui permettre de rejoindre les États-Unis via le Canada.
Tous ne quittent pas directement le Canada vers les États-Unis quelques heures ou quelques jours après leur arrivée du Mexique.
Certains vivraient déjà au Canada depuis plusieurs semaines ou depuis plusieurs mois et auraient projeté de s’y installer avant de changer d’idée et de faire appel à des passeurs.
Il y aurait aussi, nous a-t-on confié, des travailleurs arrivés légalement au Canada, des personnes en pleine procédure d’immigration ou encore des demandeurs d’asile.
Au Canada, le nombre de Mexicains qui arrivent par avion pour demander l’asile est d’ailleurs lui aussi en hausse constante depuis la levée de l’obligation d’obtenir un visa.
Cette année, entre janvier et juin, plus de 3700 Mexicains ont demandé l’asile dans un aéroport canadien, dont près de 2900 à l’aéroport Montréal-Trudeau. En 2017, toutes provinces confondues, on en avait dénombré 726.

Le journaliste de CBC, Jorge Barrera, a rencontré à Toronto un passeur qui se fait appeler Jesus.
Photo : CBC/Ousama Farag
La demande, pour rejoindre les États-Unis, serait forte. Dans le centre de Toronto, nous avons rencontré un passeur, qui nous a dit s'appeler Jesus.
Je fais des voyages à New York depuis Toronto
, a-t-il écrit dans un message privé.
Le prix est de 4500 dollars américains et le passage est garanti à 100 %
Sa manière de fonctionner est simple. Il faut payer d'abord 500 dollars pour garantir une place, puis 3300 dollars avant le voyage et enfin, 700 dollars à l'arrivée, à New York.
Il disposait, nous a-t-il soutenu, de plusieurs places libres en septembre, lors de notre discussion, tout en nous révélant un nouveau procédé.
Les traversées ne se font plus la nuit, car les feux de freinage dans l'obscurité attiraient trop l'attention, a-t-il précisé.
Nous demandons au groupe de ne pas laisser de déchets derrière eux, de ne pas casser les tiges de maïs et, surtout, de ne laisser aucun indice
, a-t-il ajouté. Nous devons être prudents pour continuer à aider plus de gens
.

Un agent responsable d'une patrouille frontalière américaine, Chris Buskey, a déclaré avoir vu davantage de personnes entrer aux États-Unis par le secteur de Swanton.
Photo : CBC / Olivier Hyland
Ottawa se défend
L’agent américain Chris Buskey fait partie de ces patrouilleurs qui surveillent quotidiennement la frontière américano-canadienne.
Cette région est très accessible
, explique-t-il, en raison notamment du réseau autoroutier, qui permet de filer droit comme une flèche jusqu’à New York
.
Récemment, nous raconte-t-il, des collègues à lui ont intercepté un ressortissant mexicain sans papiers qui aurait gagné 9000 $US s’il avait pu emmener ses passagers à destination. Neuf personnes se trouvaient à bord de son véhicule.
Que font les gouvernements canadien et américain?
La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a refusé notre demande d’entrevue, se contentant de déclarer par courriel que la migration irrégulière est une priorité pour le Canada et les États-Unis
et qu’elle collabore avec les autorités américaines pour enquêter sur les réseaux transnationaux de passage de clandestins
.
Selon l’agent Buskey, la GRC, effectivement, n’hésite pas à alerter ses homologues américains, même si elle manquerait de moyens. Ils sont à court de personnel et c'est une agence qui englobe tout, alors il est difficile pour la GRC d'être partout tout le temps
, estime-t-il.
Interpellé sur ce sujet, le ministre canadien de la Sécurité publique, Marco Mendicino, confirme que des discussions ont cours avec les autorités des États-Unis. Selon lui, les réseaux de passeurs de clandestins doivent être attaqués sur plusieurs fronts.
[Il faut] continuer à soutenir la police [en lui donnant] les ressources dont elle a besoin, continuer à s'assurer que nous avons tous les outils législatifs en place qui sont nécessaires.
Il est primordial, insiste-t-il, de partager des renseignements, d'échanger des informations et de démanteler ces réseaux
.
De son côté, Immigration Canada défend la décision d’Ottawa d’avoir levé cette obligation d'avoir un visa pour les Mexicains. Cette décision a contribué à renforcer les relations bilatérales entre les deux pays et a profité à leurs échanges commerciaux, à leurs investissements et au tourisme
.
Martin Gamache, le propriétaire d’une maison à Hemmingford, espère quant à lui qu’une solution sera bientôt trouvée.
Les passeurs ou les chauffeurs mettent mon adresse sur leur GPS. Je n’ai pas peur, mais je suis tanné
, souffle-t-il.
La dernière fois, un type était devant ma porte. Puis deux gars sont sortis du bois, l’ont sifflé, et il est parti. C’est quand même une belle passoire canadienne.
Avec la collaboration de Martin Movilla, de Kimberly Ivany et de Maud Cucchi