Quand un village perd sa mémoire agricole
Une génération d'agriculteurs de Saint-Bernard a été forcée de mûrir rapidement après la tragédie des Éboulements, il y a 25 ans.

Martial Labrecque avait 29 ans quand ses deux parents sont morts dans la tragédie des Éboulements.
Photo : Radio-Canada / Marika Wheeler
Quand Martial Labrecque a appris que ses parents avaient perdu la vie dans le pire accident routier du Canada, il ne se doutait pas que ce drame allait non seulement bouleverser sa vie, mais aussi transformer à jamais son entreprise.
Les bulletins de nouvelles rapportaient un terrible accident concernant un autocar aux Éboulements. Un appel lui a permis de confirmer qu'il s'agissait du véhicule à bord duquel ses parents étaient montés, ce matin du 13 octobre 1997.
J'ai arraché le téléphone du mur, puis je l’ai pitché dans le champ. Je l’ai jamais revu, ce téléphone-là.
Quelques heures plus tard, à l'hôpital de La Malbaie, la réalité le frappe de plein fouet. Ses parents, Marcel Labrecque et Yolande Chabot, sont morts.
Ç’a été terrible
, dit-il, reconnaissant aujourd'hui qu'il était en état de choc.
« J'étais même pas capable d’endurer l'élastique de mes bobettes. Il a fallu le couper. J'engourdissais de partout. »
La tragédie des Éboulements, comme on l'appelle aujourd'hui, a coûté la vie à 44 des 48 personnes qui prenaient place à bord d’un autocar en direction de L'Isle-aux-Coudres. En raison d'une défaillance des freins, le véhicule transportant un groupe du Club de l’âge d’or de Saint-Bernard en Beauce a plongé dans un ravin.
Deux pour cent de la population de Saint-Bernard a été emportée dans l’accident. Comme la majorité des victimes, les parents de Martial Labrecque étaient des agriculteurs qui, malgré la retraite, avaient conservé un rôle important dans les activités de la ferme. La perte de cette main-d'œuvre qualifiée, au sein du petit village, a été un choc dans plusieurs entreprises.
Il y a eu une perte de bras
, mais aussi de connaissances, sur plusieurs fermes, convient l’ancien directeur de la Coopérative agricole de Saint-Bernard, Jules Parent.
L'expérience, ça s'acquiert au fil des années [et] la relève pouvait en profiter, mais avec la tragédie, malheureusement, toute cette expertise a disparu.
L’absence du père de Martial Labrecque a miné sa confiance comme gestionnaire de la ferme. À la suite de son décès, il est devenu insécure
et nerveux
.
Quand tu as des projets sur une ferme, tu fais juste en parler un peu à ton père, puis juste à y voir la face, tu sais si ç’a de l’allure ou pas.
M. Labrecque avait pris la relève de la ferme qui portait le nom de son père cinq ans avant le décès de ses parents. Il se dit fier d’avoir pu leur offrir cette demi-décennie où ils pouvaient ralentir, voyager et profiter de leur retraite.
Même s’il ne comptait pas sur son père au quotidien, dans la réalité, ce dernier participait aux activités de la ferme presque tous les jours. Son décès a été un dur choc pour l’homme alors âgé de 29 ans.
« Je regardais les autres qui étaient toujours avec leurs pères dans le champ. Moi, j'étais toujours seul. J’ai été longtemps jaloux des autres. Puis encore [aujourd’hui]... »
Au cimetière de Saint-Bernard, des gravures de fermes ou de blé ornent les pierres tombales de certaines victimes de la tragédie, un témoignage de leur vie d’agriculteur. C’est le cas des épitaphes de Marcel Labrecque et Yolande Chabot, mais aussi de Jean-Denis Sylvain et Gilberte Breton, les parents de Lucie Sylvain.
Du répit et des leçons de vie
La ferme laitière de Mme Sylvain et son époux était bien établie au moment du décès de ses parents. Ils étaient donc moins impliqués dans les activités. Elle faisait plutôt appel à ses parents quand la jeune famille avait besoin de petites vacances
.
Ils avaient de l'expérience. Tu embarques pas n’importe qui sur un tracteur. Puis tu envoies pas n’importe qui dans le clos.
René Champagne, son époux, explique pour sa part que ses beaux-parents ont beaucoup aidé la famille après l’achat de la ferme. Ils étaient également présents pour garder les quatre enfants.
Nous autres, ça nous donnait une liberté de travailler.
Il dit avoir appris des leçons importantes de son beau-père, notamment de prioriser son temps pour pouvoir être plus présent auprès de ses proches, au lieu d'exécuter toutes ses tâches à la perfection sur la ferme. C’est une leçon qu’il dit essayer de transmettre à son fils qui est maintenant à la tête de l’entreprise familiale.
Martial Labrecque raconte que la première année sans son père a été particulièrement difficile, surtout quand il se retrouvait à déplacer un objet méthodiquement rangé par ce dernier.
C'était de toujours briser ce que lui avait fait, de le déplacer.
Il a eu tellement de mal à accepter le départ de son père qu’il lui a fallu un an et demi, après l’accident, pour faire le deuil de sa mère.
« J’ai eu beaucoup de peine quand j’ai réalisé que maman aussi était partie. Puis ça, c'était bien triste de pas l’avoir pleurée au tout début. »
Le poids de la tragédie était tout simplement trop lourd pour l’encaisser d’un seul coup.
C’est comme essayer de manger un gros steak, puis t’es pas capable de l’avaler dans une journée. C'était trop.
Environ deux ans après la tragédie, l'épouse de M. Labrecque a donné naissance à un garçon. Le bébé a été prénommé Marcel en hommage à son père. Pendant les deux premières années de la vie du poupon, il a été incapable de prononcer son nom.
On l’appelait ‘‘ti-gars’’. Asteure, je suis heureux de l’avoir appelé comme ça.
Malgré l’insécurité qui l’a habité dans la gestion de son entreprise après la tragédie, Martial Labrecque croit que, comme beaucoup d’autres qui ont perdu leurs parents dans l’accident, il a rapidement gagné en maturité.
L’avantage de cet accident-là, ce qu’on peut dire, c’est qu’on est devenus des grandes personnes beaucoup plus rapidement. Et aujourd'hui, je suis fier de ça.
Âgé de 54 ans, M. Labrecque a entamé les démarches pour, à son tour, céder l’entreprise. La relève sera assurée par ses deux fils, dont celui qui porte le nom ornant l’un des trois silos de la ferme.