Ottawa peu enclin à protéger les espèces aquatiques à valeur commerciale

En dépit des recommandations du Comité sur la situation des espèces en péril, Pêches et Océans Canada hésite à recommander une protection spéciale des espèces aquatiques à valeur commerciale.
Photo : Associated Press / Robert F. Bukaty
Les autorités fédérales sont très réticentes à inscrire sur la liste des « espèces en péril » les poissons qui ont une valeur commerciale, même s’ils sont en voie de disparition, déplore le commissaire à l'environnement et au développement durable du Canada, Jerry DeMarco, dans une série de rapports déposés mardi à la Chambre des communes.
Dans l’un de ces documents, intitulé La protection des espèces aquatiques en péril, Jerry DeMarco s’est concentré sur le processus de classement de neuf espèces de poissons, de deux moules et d'une espèce de tortue de mer.
Sur les neuf espèces de poissons, cinq représentaient une valeur commerciale importante, soit la morue franche, la truite arc-en-ciel anadrome, le saumon quinnat de l'Okanagan, le sébaste à bouche jaune et le thon rouge de l'Atlantique.
Aucune de ces espèces n'est aujourd’hui classée comme en péril
par Ottawa, alors que les quatre autres espèces de poisson, les deux moules et la tortue caouanne, qui n’ont pas de valeur commerciale, ont toutes reçu la recommandation de Pêches et Océans d'être inscrites sur la liste des espèces en péril.
Le ministère a un préjugé en ce qui concerne la protection des espèces avec une valeur commerciale
, a déclaré M. DeMarco en conférence de presse à Ottawa, précisant qu'il s'agissait, dans presque tous les cas, d'espèces marines. Avec ce préjugé, il préfère utiliser la Loi fédérale sur les Pêches pour gérer les stocks au lieu de proprement protéger les espèces en péril, selon la Loi sur les espèces en péril.
Il y a des conflits entre les intérêts économiques et les intérêts écologiques.

Jerry DeMarco, commissaire à l'environnement et au développement durable du Canada, rendait publics des rapports portant notamment sur la protection des espèces en péril et sur les progrès des ministères dans la mise en œuvre des stratégies de développement durable.
Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld
Lors de l’audit, le commissaire a d’abord constaté que le ministère des Pêches et des Océans met énormément de temps à réagir lorsque le comité national, chargé d’évaluer la protection des espèces, déclare qu'une créature ou une plante aquatique est en péril.
Plus encore, ces délais deviennent interminables lorsqu’il s’agit de protéger une espèce aquatique qui représente une valeur commerciale au pays, et cela même si elle est en danger, souligne M. DeMarco. En fait, la politique de Pêches et Océans serait de ne tout simplement pas recommander une protection spéciale pour les espèces à valeur commerciale.
Le cas de la morue franche
Le commissaire cite le cas de la population de morue franche de Terre-Neuve-et-Labrador, qui a fait l’objet d’un moratoire en 1992 en raison de la surpêche commerciale.
Depuis, le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada a déclaré cette morue comme étant en voie de disparition
à deux reprises.
C’est par conséquent à Pêches et Océans Canada qu’il revenait de décider si la morue franche nécessitait une protection spéciale en vertu de la Loi sur les espèces en péril.
Or, lors de la première évaluation de la morue de Terre-Neuve, en 2003, Pêches et Océans a mis trois ans avant de déterminer qu’il n’était finalement pas nécessaire de la protéger. Le ministère a ensuite autorisé la poursuite d'une partie de la pêche côtière et de la récolte autochtone.
Lors d’une deuxième évaluation de la population de morues, en 2010 cette fois, le Comité sur la situation des espèces en péril a de nouveau sonné l’alarme en répétant que l’espèce était en voie de disparition.

Malgré un moratoire sur la pêche à la morue décrété en 1992, Pêches et Océans n'a pas recommandé que l'espèce bénéficie de la protection de la Loi sur les espèces en péril.
Photo : getty images/istockphoto / Vlada_Z
Au moment de l’audit mené par le commissaire Jerry DeMarco en 2022, soit 12 ans plus tard, Pêches et Océans n’avait toujours pas achevé l'examen de l’évaluation et des recommandations du comité.
Partialité
Dans un communiqué accompagnant le rapport, Jerry DeMarco dénonce une partialité qui va à l'encontre de la protection des espèces à valeur commerciale au titre de la Loi sur les espèces en péril
.
Et la morue franche n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, selon le commissaire qui a constaté lors de son audit que Pêches et Océans n’avait pas encore terminé l’examen de la moitié des 230 espèces aquatiques qui font l'objet d'une désignation d’espèce en péril
de la part du comité national.
Rappelons que la Loi sur les espèces en péril est entrée en vigueur en 2004 au Canada.
Selon Jerry DeMarco, en plus d’accuser d’importantes lacunes dans la connaissance des espèces menacées, le ministère des Pêches et des Océans n’emploie pas assez de personnel pour faire respecter les règlements sur la protection des espèces qu’il est chargé de mettre en place.
La situation est particulièrement préoccupante pour ce qui est des espèces marines d'eau douce, et le manque de personnel se fait surtout sentir en Ontario, dans le centre du pays et dans le nord, précise le commissaire.
Difficile de mesurer les progrès
Pour que le Parlement et les Canadiens puissent déterminer si on respecte, ou pas, nos engagements en matière de biodiversité, il faut pouvoir mesurer le rendement de ce qui est entrepris et en communiquer clairement les résultats, dit Jerry DeMarco. L'information est importante, mais ce sont les résultats qui comptent vraiment. Malheureusement, à ce niveau, le tableau n'est pas reluisant
, déplore-t-il.
En ce qui a trait à la protection des espèces en péril, dans certains cas, les mesures n'étaient accompagnées d'aucune donnée de référence, d'aucun indicateur ni d'aucune cible.
Le commissaire recommande que les ministères Environnement et Changement climatique et Pêches et Océans décrivent clairement la manière dont ils évalueront leurs mesures, en utilisant des points de départ, des indicateurs de rendement pertinents et des cibles.
Le fédéral vante son cadre juridique et réglementaire
Par communiqué, Ottawa a réagi aux critiques du commissaire DeMarco en défendant son bilan : Pour les espèces aquatiques, nous avons la chance au Canada de disposer d'un cadre juridique et réglementaire solide visant les espèces en péril et offrant une protection à toutes les espèces aquatiques
.
Les ministres Steven Guilbeault, Jonathan Wilkinson et Joyce Murray, respectivement responsables de l'Environnement et des changements climatiques, des Ressources naturelles et de Pêches et Océans, affirment qu'ils continueront de protéger les espèces aquatiques et leurs habitats en utilisant tous les outils disponibles
, notamment la Loi sur les espèces en péril et la Loi sur les pêches.
Le Canada sera l'hôte de la quinzième Conférence des parties (COP15) à la Convention sur la diversité biologique des Nations unies, qui se déroulera du 7 au 19 décembre, à Montréal.
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Avec les informations de La Presse canadienne et CBC