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OGM : Ottawa présente sa réforme en utilisant les fichiers d’un lobby agrochimique

Avec ce projet de réforme controversé, l'industrie des semences échapperait à des contrôles et à l'obligation de transparence.

Une personne inspecte un épis de maïs dans un champ.

«La version finale de la réforme proposée sera rendue publique dans les prochaines semaines», a annoncé l’Agence canadienne d’inspection des aliments.

Photo : Getty Images / CasarsaGuru

Le lobby agrochimique a-t-il participé à la rédaction d'un projet de réforme controversé du fédéral pour faciliter la commercialisation d’une nouvelle génération d’organismes génétiquement modifiés (OGM)? Deux documents sous embargo de l'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA), obtenus par Radio-Canada, sèment le doute chez des groupes d'intérêt qui les ont reçus.

Les fichiers Word du gouvernement, sur lesquels la réforme est présentée, ont pour auteure une directrice générale du lobby CropLife Canada, Jennifer Hubert, qui défend les intérêts des compagnies qui commercialisent des semences, des pesticides, des engrais et des fertilisants.

Parmi les destinataires du document de présentation du projet de réforme, sous embargo, on trouve des groupes d'intérêt du monde agroalimentaire, mais aussi des fonctionnaires de Santé Canada et d'Agriculture Canada.

Propriétés du document en français dans Microsoft Word.

Propriétés du document en français dans Microsoft Word

Photo : Radio-Canada

L'origine des fichiers, attribuée à Jennifer Hubert selon les propriétés de Word, ne permet pas de démontrer si la version finale du contenu écrit provient d'elle. Le fichier en français a été créé le 4 août et modifié une dernière fois par l'ACIA le lendemain. Le fichier en anglais a été créé le 29 juillet et modifié une dernière fois par l'ACIA le 5 août.

Parmi les destinataires du document fédéral, il y avait Vigilance OGM, un organisme qui milite pour plus de transparence et pour l’application du principe de précaution dans tous les domaines liés aux OGM. Selon le coordonnateur de l'organisme, Thibault Rehn, le nom de l'une des directrices générales de CropLife Canada n'est pas là par hasard.

Même si on ne sait pas quelle part elle a eue, c'est quand même scandaleux que l'industrie soit à l'origine de ce document, dit-il.

Je comprends qu’ils soient consultés, ces gens-là. Mais on espère que le gouvernement n'utilise pas directement les documents rédigés par les lobbys des OGM et des pesticides comme bases de changements réglementaires importants.

Une citation de Thibault Rehn, coordonnateur de Vigilance OGM

Les semences OGM permettent de faire pousser des plantes résistantes à un ou plusieurs herbicides, ce qui permet de tuer les autres plantes indésirables, sans nuire au végétal cultivé. Elles contribuent à augmenter l'usage des pesticides.

Le projet de réforme en question vise à exempter d'évaluations de sécurité certaines semences issues de l'édition génomique, une nouvelle génération d'organismes génétiquement modifiés. Par ailleurs, l'industrie des semences n'aurait plus l'obligation de déclaration, ce serait une transparence volontaire .

Siddika Mithani est présidente de l'Agence canadienne d'inspection des aliments depuis 2019.

Siddika Mithani est présidente de l'Agence canadienne d'inspection des aliments depuis 2019.

Photo : cmosarchives.ca

Le gouvernement du Québec, l'Union des producteurs agricoles (UPA) et le Conseil de la transformation alimentaire (CTAQ) s'inquiètent de ce que cette réforme menace l'intégrité des produits bios, puisqu'on ne pourrait plus prouver que leur production s'est faite sans recours au génie génétique.

Le fédéral continue à travailler sur son projet de réforme et assure qu'il s'affaire à « évaluer les options pour faciliter le maintien des certifications [...] biologiques ».

Le document étant toujours en développement et les consultations se poursuivant, il est trop tôt pour commenter des conclusions.

Une citation de Déclaration conjointe des cabinets des ministres fédéraux de la Santé et de l'Agriculture

Jennifer Hubert dit avoir fourni des modifications

Contactée par Radio-Canada, Jennifer Hubert a d'abord répondu que ce n'était pas elle qui avait écrit le document. « Il y a peut-être une erreur », a-t-elle dit au téléphone.

Nous leur avons assurément envoyé des documents [à l’ACIA] avec des informations à prendre en considération pour l’ébauche des lignes directrices, mais il y a définitivement une sorte d’erreur. [...] Je peux vous dire, à 100 %, qu’ils n’ont pas été créés par moi.

Une citation de Jennifer Hubert, directrice générale, Biotechnologie végétale, de CropLife Canada

Au fur et à mesure de la discussion au sujet du document, Jennifer Hubert a dit toutefois que peut-être, à un moment, j’ai fourni des modifications. Elle a ajouté : Nous avons fourni des suggestions et des recommandations et nous avons définitivement travaillé avec l’ACIA dans les dernières années à propos de ces lignes directrices.

Nous avons travaillé avec l’ACIA pour être sûrs que le langage soit clair pour les développeurs de plantes [...]. Nous l’avons fait à différentes phases et sur différents documents.

Une citation de Jennifer Hubert, directrice générale, Biotechnologie végétale, de CropLife Canada

Plus tard, elle est revenue sur ses propos et a déclaré : Je ne dirais pas que nous avons fourni des révisions, mais plutôt des suggestions sur comment nous interprétons ce qui se trouve dans les lignes directrices. Et, des questions de clarification.

Avant de travailler pour CropLife, Mme Hubert a été employée par Syngenta et Monsanto.

Le Canada est le premier producteur mondial de canola OGM.

Le Canada est le premier producteur mondial de canola OGM.

Photo : Radio-Canada / Rob Kruk

Le lendemain de notre échange téléphonique, le lobby nous a écrit un courriel pour affirmer que les employés de CropLife Canada n'ont pas été impliqués dans la création de ce document.

La vice-présidente aux communications Erin O'Hara a ajouté que toutefois, comme notre association commerciale représente l'industrie des sciences végétales, CropLife Canada contribue régulièrement aux politiques gouvernementales qui impactent nos membres, avant de nous renvoyer vers l'ACIA pour plus de détails.

L'indépendance : une valeur fondamentale de l'ACIA

Sur le site Web de l'Agence canadienne d'inspection des aliments, on peut lire dans son énoncé de valeurs qu'en tant qu'organisme de réglementation, nous veillons à protéger notre indépendance face aux intervenants externes. Nous avons le courage de prendre des décisions difficiles, susceptibles de déplaire, et de formuler des recommandations sans égard à notre opinion.

L’agence assure avoir rédigé le document

L’ACIA, qui relève de Santé Canada, affirme que c’est son bureau de la biosécurité végétale [qui] a rédigé la version initiale du document et que les parties externes, y compris les associations d’industries, ne sont pas les auteurs des documents de l’ACIA.

L’ébauche de ce document a servi de base à des discussions avec de nombreux intervenants clés en été 2022, y compris CropLife Canada, ainsi qu’avec des organismes sans but lucratif et des associations biologiques. Une copie du document a été partagée avec les associations de l’industrie représentant les développeurs de semences pour leurs premières rétroactions.

Une citation de Agence canadienne d’inspection des aliments

L’agence explique qu’elle a élaboré ses réponses aux commentaires dans l’une des copies qu’elle a reçues, ce qui expliquerait pourquoi les métadonnées indiquent que Jennifer Hubert serait l’auteure.

L'avis d'un expert informatique

L’expert en sécurité informatique chez Okiok, François Daigle, rappelle que l’auteur d’un fichier n’est pas nécessairement l'auteur du contenu final de ce fichier. Toutes les lignes peuvent avoir été changées.

Mais, selon lui, ce n'est pas dans les bonnes pratiques de faire cela, surtout au gouvernement : Habituellement, lorsqu'on émet un document officiel, un document final, on efface ces propriétés, l'historique, pour ne garder que le dernier auteur du contenu.

Par ailleurs, selon l’expert, c'est rare qu'on parte d'un fichier vierge lorsqu'on est en mode itération, discussion, échange entre partenaires.

Des groupes intéressés n'ont pas été consultés

Le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants qui accrédite les inspecteurs certifiant les produits biologiques affirme ne pas avoir été consulté par le gouvernement fédéral dans la préparation de cette réforme

On n’a jamais été consultés, dit également Christine Jean, vice-présidente du Conseil de la transformation alimentaire du Québec (CTAQ) qui représente 13 associations et 600 entreprises.

C’est sorti un peu comme d’une boîte à surprise. Ce qui est étonnant, parce que les transformateurs sont directement concernés.

Une citation de Christine Jean, vice-présidente du Conseil de la transformation alimentaire du Québec

Mme Jean fait un parallèle avec la proposition du gouvernement fédéral d’augmenter les quantités de pesticides permises dans la culture des légumineuses, un dossier qui avait fait scandale à l’été 2021. Ottawa avait admis que c’est l’industrie des pesticides qui avait demandé le changement.

De son côté, la Filière biologique du Québec a été consultée, mais son consultant en veille réglementaire, Christian Legault, constate que les fonctionnaires de l'ACIAn’ont pas tenu compte, à aucun moment, de [ses] commentaires.

Selon lui, la réforme sert uniquement l'industrie des semences. Ça ne sert pas les consommateurs, ça ne sert pas les transformateurs et ça ne sert certainement pas les producteurs biologiques.

Les logos de l'Agence canadienne d'inspection des aliments et de CropLife Canada.

Les logos de l'Agence canadienne d'inspection des aliments et de CropLife Canada

Photo : Radio-Canada

Vigilance OGM dénonce des portes tournantes

Thibault Rehn, de Vigilance OGM, dénonce les liens étroits qu'il perçoit entre la fonction publique et le lobby, à travers ce qu’il appelle des portes tournantes.

En naviguant sur le réseau LinkedIn, Radio-Canada a trouvé quatre cadres de CropLife qui avaient travaillé au gouvernement fédéral sur des dossiers connexes.

  • Ian Affleck, vice-président, Biotechnologie végétale, a été cadre au sein de l'Agence canadienne d'inspection des aliments jusqu'en 2014.
  • Pierre Petelle, PDG, œuvrait jusqu'en 2008 chez Santé Canada dans le dossier des pesticides, au sein de l'Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire.
  • Terri Stewart, directrice générale, Chimie, travaillait chez Santé Canada dans les dossiers d’agriculture jusqu’en 2019.
  • Émilie Bergeron, vice-présidente, Chimie, travaillait chez Agriculture Canada jusqu'en 2017. Par la suite, elle a été responsable du dossier des pesticides chez Affaires mondiales Canada jusqu'en 2018.
  • Darell M. Pack, directeur, Affaires réglementaires provinciales – qui a quitté son poste il y a quelques jours –, travaillait auparavant chez Agriculture et Agroalimentaire Canada à titre de directeur.

Les instances réglementaires fédérales prennent des décisions fondées sur la science, répond le lobby. Les employés de CropLife Canada, qui proviennent de domaines variés, s’appuient sur des connaissances scientifiques solides et une grande expertise qu’ils utilisent en appui au développement de politiques gouvernementales qui soutiennent l’agriculture durable.

Quarante-quatre rencontres de lobbying en huit mois

Entre novembre 2021 et juin 2022, le registre fédéral des lobbyistes indique qu'il y a eu 44 rencontres de CropLife avec le fédéral, dont 17 avec Santé Canada et 2 avec le cabinet du premier ministre Justin Trudeau.

La vice-présidente de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, Sylvie Lapointe, a directement fait l'objet d'une rencontre. Par ailleurs, le 6 juin dernier, CropLife s’est entretenu avec François-Olivier Picard, conseiller politique du ministre de la Santé, Jean-Yves Duclos, qui a la responsabilité de l'ACIA.

Le ministre fédéral de la Santé, responsable de l'ACIA, Jean-Yves Duclos parle au micro.

Le ministre fédéral de la Santé, responsable de l'ACIA, Jean-Yves Duclos

Photo : The Canadian Press / Justin Tang

Dans le rapport annuel de CropLife 2020-2021, on peut lire que le lobby laisse entendre qu'il a convaincu le fédéral de faire ce changement : Ce plaidoyer a abouti à la présentation par Santé Canada de nouvelles politiques scientifiquement fondées qui encouragent l’innovation, lesquelles ont été soumises à la consultation du public canadien. Au cours de cette consultation, Santé Canada a publiquement déclaré que l’édition génique était sûre et qu’elle devait être traitée comme la sélection conventionnelle.

Santé Canada a déjà été critiquée pour s’être largement fondée sur des études et des documents soumis par l’industrie pour maintenir l’homologation du glyphosate en 2017.

En entrevue à Radio-Canada, le Ministère a aussi admis autoriser les pesticides en se basant sur les études des fabricants.

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