Voir un médecin spécialiste au Québec : 10 jours au privé, 381 jours au public
Depuis cinq ans, le nombre de médecins qui exercent en dehors du régime d'assurance maladie du Québec a augmenté de 35 %.

Les locaux du Groupe médical Lacroix à Boucherville
Photo : Radio-Canada / Davide Gentile
Lorsqu’elle s’est présentée à la clinique privée du Groupe médical Lacroix à Laval, au début de l’été, Sophie Tardif ne parvenait pas à obtenir un rendez-vous avec un pneumologue de la région de Sherbrooke.
À l’hôpital Fleurimont du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS), j’avais un an d’attente pour faire des tests du souffle [...] Et moi, je voulais des réponses tout de suite
, s'exclame Mme Tardif.
Lors de notre passage à la clinique de Laval il y a quelques jours, le médecin spécialiste Jad Hobeika avait de bonnes nouvelles à lui annoncer.
On a éliminé pas mal d’affaires dans votre cas : pas d’asthme, pas de maladie pulmonaire obstructive chronique, pas d’anémie, vous n’êtes pas déconditionnée
, lui a-t-il expliqué.
Mme Tardif a fait plus de sept heures de route et déboursé quelques centaines de dollars pour ses deux rendez-vous. Elle ne regrette pas son choix. J’accorde plus d’importance à ma santé qu’avant
, confie Mme Tardif.

La patiente Sophie Tardif rencontre un pneumologue du Groupe médical Lacroix.
Photo : Radio-Canada
Un record de 784 000 requêtes en attente
Obtenir un rendez-vous avec un médecin spécialiste dans le réseau public exige une patience inouïe ces dernières années.
Selon les dernières données du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), on comptait au mois d’août, pour l’ensemble des spécialités, 784 000 requêtes en attente, en hausse de 60 % depuis septembre 2020.
Le délai moyen avant d’obtenir un rendez-vous est passé de 267 à 381 jours.
En pneumologie seulement, plus de 27 000 requêtes étaient en attente au Québec avec un délai moyen de 322 jours (46 semaines).
Une situation aux antipodes de ce que dit vivre la clinique lavalloise.
Actuellement, j’ai un délai de une à deux semaines pour un premier rendez-vous
, affirme le pneumologue Jad Hobeika.

Diplômé en médecine interne et pneumologie depuis 2016, ce dernier s’est joint au Groupe médical Lacroix au mois de janvier 2022 après avoir passé quelques années au public, où il a été notamment chef de service en pneumologie dans un CISSS du Grand Montréal.
Au public, on voyait les patients avec des cancers et des cas urgents en quelques semaines. Autrement, pour les autres, on parlait de mois ou d’années d’attente [...] Je n’étais pas confortable avec la quantité de patients sur la liste d’attente
, explique-t-il.
Selon le docteur Hobeika, il y a un enjeu d’accessibilité dans le système que le privé me permet un peu de combler [...] On ajoute une offre pour des patients qui peuvent venir nous voir sans référence, pour obtenir un deuxième avis, qui ont accès à des rendez-vous rapides, obtenir des examens diagnostiques rapidement
.

Jad Hobeika, pneumologue, Groupe médical Lacroix
Photo : Radio-Canada / Davide Gentile
Comme le souligne le directeur administratif du Groupe médical Lacroix, Jean-Nicolas Chagnon, la demande est là [...] La croissance est exponentielle chaque année
.
Les gens ont besoin de services promptement et nous offrons une accessibilité, un complément au réseau public
, ajoute-t-il.
Une infirmière praticienne spécialisée en santé mentale s’est jointe au groupe au début de l’été, aux côtés d’une médecin omnipraticienne.
L’une et l’autre apprécient la liberté professionnelle que leur procure leur employeur et déconstruisent par ailleurs le mythe que le privé n’est fréquenté que par des gens riches.
Bien au contraire, on voit de tout, même des patients bénéficiaires de l’aide sociale qui ont économisé pour venir consulter
, souligne Émie Gervais, médecin omnipraticienne au privé depuis l'obtention de son diplôme il y a six ans.
Après des débuts modestes dans la région de Québec, le Groupe médical Lacroix compte aujourd’hui 90 médecins dans dix cliniques à travers le Québec, deux blocs opératoires, un laboratoire privé et près d’une centaine d’employés.
555 médecins facturent sans passer par la RAMQ
Les médecins qui font le saut au privé sont de plus en plus nombreux au Québec. Parfois pour y exercer à temps plein, sinon en alternance avec leur pratique dans le réseau public.
Selon les données les plus récentes de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), le nombre de médecins spécialistes qui ont fait le saut au privé depuis cinq ans a augmenté de 55 %, à 178 médecins.
On retrouve notamment des dermatologues, des chirurgiens plastiques, mais aussi des anesthésistes, des gynécologues, des radiologistes, des psychiatres et une poignée de pneumologues, comme le docteur Hobeika.
Les médecins de famille sont également plus nombreux à faire le saut au privé.
Depuis cinq ans, leur nombre a augmenté de 27 %, à 377 médecins.
Au total, le pourcentage de médecins qui exercent en dehors du régime de l’assurance maladie se dirige vers les 3 %, alors qu’ils étaient moins de 2 % au milieu des années 2010.
On compte plus de 21 000 médecins au Québec.
Un médecin qui décide de travailler au privé comme médecin non participant
doit notamment en informer la RAMQ, aviser ses patients qu’ils doivent assumer entièrement les honoraires et afficher les tarifs dans la salle d’attente du cabinet.
Selon les données du MSSS, il y a 22 centres médicaux spécialisés où exercent exclusivement des médecins non participants.
Des réactions
En mars 2022, le groupe Médecins québécois pour le régime public publiait un communiqué rappelant leur préoccupation face aux ambitions du privé.
Chaque professionnel de la santé travaillant au privé est un professionnel de la santé de moins dans le réseau public.
Un médecin travaillant à la fois au public et au privé peut référer ses propres patients vus au public pour prodiguer des soins au privé et augmenter ses revenus [...] Ça soulève des enjeux éthiques importants par le conflit d’intérêts flagrant que cela engendre
, écrivait-il.
À l’Institut économique de Montréal, on fait plutôt la promotion d’une libéralisation du système de santé, en particulier par la levée de l’interdiction touchant l’assurance maladie duplicative
ainsi que celle des restrictions à l’égard de la pratique mixte des professionnels de la santé
.
En 2005, la Cour suprême du Canada statuait dans l’arrêt Chaoulli que, lorsque les Québécois n’ont pas accès aux soins de santé au public dans des délais raisonnables, ils devraient avoir la possibilité de souscrire à une assurance privée.
La Loi sur l’assurance maladie a par la suite été modifiée pour permettre une assurance privée, mais uniquement pour les chirurgies du genou, de la hanche ou de la cataracte.
Position des partis
Depuis le début de la campagne électorale, la plupart des partis politiques se sont exprimés pour augmenter ou réduire la sous-traitance des chirurgies au privé en utilisant la carte d’assurance maladie. Un phénomène qui a atteint environ 15 % du volume depuis le début de la pandémie.
Le Parti conservateur du Québec (PCQ), notamment, explorerait graduellement
la possibilité de donner le libre choix aux Québécois de souscrire à une assurance complémentaire privée pour obtenir des soins de santé déjà couverts par le régime d'assurance maladie.