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Envoyé spécial

Sortir ses ordures ménagères au son de Beethoven

Tous les soirs, une mélodie de Beethoven résonne dans les rues de Taipei à l'arrivée des camions à ordures. S’ensuit un immense ballet de citoyens avec sacs à ordures à la main. Ce système de camions musicaux est au cœur d'une révolution de la gestion des déchets sur la petite île.

Des gens apportent leurs déchets derrière un camion.

La collecte des ordures cache parfois des surprises...

Photo : Radio-Canada / Afore Hsieh

TAÏWAN – La scène est plutôt amusante. Des dizaines de citoyens, sacs à poubelle à la main, attendent sur le bord de la rue. Il est 18 h 25 à Taipei. Certains discutent entre eux. Des mamans sont venues avec leurs enfants.

Au loin, La lettre à Élise de Beethoven joue dans des haut-parleurs. Le camion à ordures jaune s’approche et s’arrête. Des dizaines de résidents de plus sortent alors de chez eux et se ruent vers le véhicule.

Les citoyens apportent eux-mêmes leurs sacs à ordures, leur recyclage et leurs restes de table aux trois camions réservés à cet effet. Les éboueurs aident à faire le tri. Ils restent au même endroit entre 10 et 30 minutes, selon le quartier et l’achalandage.

Dans la foule coordonnée, Mina, une jeune femme vêtue de rose comme sa fille qu’elle a emmenée ce soir-là, apporte des bouteilles au camion de recyclage puis un grand sac à ordures.

C’est assurément une tâche ménagère de plus, dit-elle en riant. Je ne viens pas ici pour socialiser avec les gens. Puis, si on ne fait pas la file correctement ou si on coupe quelqu’un par erreur, certains peuvent être très méchants!

Trois personnes près d'un camion

Un employé supervise un résident qui dépose ses ordures dans le camion.

Photo : Radio-Canada / Afore Hsieh

Faire oublier le vieux surnom de l'île aux déchets

Cette façon ludique de responsabiliser et de conscientiser les citoyens à la protection de l’environnement a déjà près de 25 ans. Auparavant, dans les années 90, Taïwan était surnommée l’île aux déchets.

C’était l’époque de la crise des ordures à Taïwan. De gigantesques montagnes de déchets non triés ou brûlés grossissaient, les sacs s’empilaient dans les rues et dégageaient une forte odeur nauséabonde dans la chaleur collante estivale.

En 1998, la Ville de Taipei lance la politique appelée Aucun sac ne touche le sol avec succès. C'est l’entrée en scène des camions à ordures musicaux qui passent deux fois par soir. Les citoyens doivent apporter leurs déchets en personne et aussi payer pour leur production de déchets.

Seuls les sacs à ordures du gouvernement sont acceptés. On trouve d’ailleurs un timbre légal sur chaque sac afin de prévenir les contrefaçons. Ces sacs biodégradables peuvent être achetés à l’épicerie ou au dépanneur. Un grand sac coûte 5 nouveaux dollars de Taïwan (NDT) et un petit, 2 NDT (l’équivalent de 20 cents et de 8 cents canadiens respectivement).

L’île est populeuse et l’espace pour les déchets est très limité, dit Yang Wei Shiou, le secrétaire principal du Département de la protection environnementale de Taipei.Il fallait offrir un incitatif financier aux citoyens. Moins vous produisez de déchets, moins ça vous coûte cher en achat de sacs. Ç'a remplacé l’ancienne taxe sur les ordures ménagères.

Un éboueur marche près de son camion.

À Taipei, la musique accompagne les éboueurs.

Photo : Radio-Canada / Afore Hsieh

Favoriser l'esprit communautaire

La politique instaurée par Taipei s’est rapidement répandue dans toute l’île. Si certains utilisent aussi la mélodie de La lettre à Élise de Beethoven pour les camions, d’autres annoncent plutôt l’arrivée des camions à ordures avec La prière d'une vierge de Tekla Badarzewska-Baranowska.

Apporter soi-même ses ordures au camion favorise l’esprit communautaire, dit Yang Wei Shiou. Ça aide à l’esprit environnemental aussi. C’est un geste social.

C’est probablement vrai chez les travailleurs migrants venus d’ailleurs en Asie du Sud-Est pour trouver de l’emploi à Taïwan. Il n’est pas rare de les voir arriver tôt et se raconter les dernières nouvelles, une mise à jour importante pour ceux qui ne parlent pas le mandarin ou l’anglais.

Ce soir-là, dans le quartier Tianmu de Taipei, un homme vêtu simplement de son pantalon et d’une camisole blanche discute avec un ami. Il explique fièrement qu’il aime venir porter ses poubelles pour aider sa conjointe qui s’occupe des autres tâches ménagères.

C’est comme mon travail, lance-t-il, l’œil rieur. J’arrive tôt et j’attends le camion de 18 h 30. Je jase avec le monde. On discute des nouvelles et des potins dans le coin. J’aime ça.

Le succès de la politique Aucun sac ne touche le sol de Taipei est indéniable. Depuis son instauration, le taux de recyclage est passé d’environ 2,5 % en 1998 à 60 % aujourd’hui.

Tous les soirs, une mélodie de Beethoven résonne dans les rues de Taipei à l'arrivée des camions à ordures. S’ensuit un immense ballet de citoyens avec sacs à ordures à la main. Ce système de camions musicaux est au cœur d'une révolution de la gestion des déchets sur la petite île. Le reportage de Philippe Leblanc

Mais il y a maintenant un goulot d’étranglement dans plusieurs municipalités pour le recyclage, affirme Xie He-Lin, le secrétaire général de l'organisme environnemental Taiwan Watch. Certaines villes trichent sur leurs données de recyclage en incluant les données du secteur industriel dans le taux de recyclage des ménages. Il faut en faire plus.

Pour le moment, trois camions sillonnent les rues chaque soir. Un camion à ordures, un camion à recyclage et un camion pour les restes de table. Xie He-Lin aimerait que le recyclage soit mieux organisé et divisé en plusieurs catégories de produits recyclables.

Que le système ait besoin de modernisation et d’améliorations ou pas, le réflexe pavlovien est aujourd’hui si fort à Taïwan que plusieurs citoyens rencontrés disent penser à sortir leurs ordures chaque fois qu’ils entendent la mélodie de Beethoven, peu importe le contexte.

C’est drôle, parce que j’y pense chaque fois, avoue une femme qui a la chance d’habiter en face d’un arrêt sur la route des camions à ordures. Ça me prend quelques secondes pour me dire que c’est juste la musique, pas le temps des vidanges!

C’est la preuve que cette valse des déchets est profondément ancrée dans le quotidien des Taïwanais.

Notre correspondant en Asie Philippe Leblanc est basé à Taïwan pour les prochains mois, afin de nous faire découvrir cette île de près de 24 millions d'habitants, sa société et les défis qui l'animent. Et aussi afin de couvrir les enjeux d'actualité de toute la région Asie-Pacifique.

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