Quand des chercheurs deviennent aussi militants, dans l’espoir de créer du changement

La posture traditionnelle veut que le chercheur soit neutre et distant de son objet. (Archives)
Photo : Getty Images / Karen Ducey
Alors que des crises planétaires se succèdent et que les jeunes générations souhaitent de plus en plus que leur travail ait un impact, certains chercheurs ont décidé de s’engager au-delà des traditionnelles publications scientifiques. Mais les chercheurs peuvent-ils être également des activistes?
Pour le professeur en santé publique à l'Université de Yale et scientifique affilié au Centre de consommation des substances de la Colombie-Britannique, Ryan McNeil, la réponse est claire : je pense que ce n'est [...] pas seulement possible, je pense que c'est souvent nécessaire
.
Ryan McNeil, qui publie notamment des études sur la réduction des méfaits et les drogues sécuritaires, juge que les chercheurs doivent réfléchir à transformer les preuves en actions. Beaucoup de domaines, dit-il, sont si profondément politisés
que les chercheurs ne peuvent pas être des défenseurs efficaces de leurs recherches sans être engagé dans l'activisme ou sans [s’]engager avec des militants
.
C’est ce que Verena Rossa-Roccor appelle le processus de la connaissance vers l’action
. Cette étudiante en doctorat à l'Institut pour les ressources, l'environnement et la durabilité de l'Université de la Colombie-Britannique étudie la façon dont les universitaires sont [ou pourraient] être militants, en particulier en ce qui concerne les politiques climatiques
.
Verena Rossa-Roccor dit avoir été frustrée de mettre des pansements sur des problèmes systémiques
quand elle exerçait en tant que psychiatre en Allemagne et en Suisse.
J'ai été frustrée par cet écart entre toutes ces connaissances que nous détenons souvent dans des rôles très privilégiés au sein d’une tour d'ivoire académique [et] étonnée par le peu de choses qui sont vraiment mises en action au-delà des murs du milieu universitaire.
Elle espère qu’un des résultats de sa thèse de doctorat sera une formation qui permettra aux universitaires de devenir des militants plus efficaces. Le changement, c’est exactement ce que recherche Ryan McNeil, lui qui constate que même lorsque les preuves peuvent être claires et nettes
, les politiques publiques peuvent mettre des décennies
à être modifiées.
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Face à des crises qui semblent parfois presque insurmontables
, il faut trouver des façons de faire différentes pour avoir un impact, assure-t-il, et ce, face à tellement de gens qui se contentent de ne pas écouter les preuves parce qu'ils s'en fichent ou parce que c'est dans leur intérêt personnel de ne pas le faire
.
Cela implique d'adopter de nouvelles tactiques qui retirent les chercheurs des instituts de recherche et les placent dans des communautés avec lesquelles ils peuvent travailler pour provoquer du changement.
Pour Stéphane Couture, professeur agrégé au département de communication à l'Université de Montréal, être un militant engagé socialement amène des idées
, un certain regard [qui] permet de mieux comprendre certaines dynamiques
. L’engagement social, dit-il, contribue à la réflexion intellectuelle au sens large.
Verena Rossa-Roccor constate quant à elle que de nombreux chercheurs se lancent dans la recherche parce qu'ils sont extrêmement passionnés par le fait de vouloir créer un changement positif dans le monde
. Certaines générations néanmoins ont l'impression que certaines limites ne peuvent pas être franchies, dit-elle. Alors que les jeunes universitaires, je pense, sont plus disposés [...] à franchir ces limites
.
Lorsqu’être seulement chercheur n’est plus suffisant, certains quittent temporairement leur poste universitaire pour occuper des postes de hauts fonctionnaires, explique Verena Rossa-Roccor.
Avancement professionnel et considérations éthiques
Apparaître comme un activiste peut néanmoins avoir des conséquences pour les chercheurs. Il y a des inconvénients potentiels pour votre carrière
, explique Verena Rossa-Roccor, car pour devenir titulaire, ce sont les publications et l’enseignement qui comptent. Loin derrière, viennent les actions de services
qui comprennent des actes engagés.
Stéphane Couture, un chercheur qui se dit également militant, explique que les réactions des collègues peuvent aussi avoir un impact surtout en début de carrière, lorsqu'on n'a pas notre permanence
à des moments où on ne sait pas qui va évaluer nos dossiers
.
Il explique que les normes et dynamiques de champ des deux secteurs sont différentes. Ce n'est pas toujours évident en fait, de conjuguer les deux; ceci dit, il y a quand même des approches [possibles] comme la recherche-action et la recherche collaborative
.
Le professeur essaie quant à lui d’étudier des objets de recherche ou des cas qui ne sont pas du tout liés à son engagement et fait également attention dans ses activités d’enseignement à présenter différentes perspectives.
Outre ces prises de distance, les comités d’éthique sont également là pour encadrer la recherche. Si Stéphane Couture a envie d’écrire des articles scientifiques sur des données découvertes pendant son engagement militant, le comité éthique est là pour vérifier le consentement des personnes et lui dire de faire attention
.
Le chercheur en communication explique que son engagement n’est pas mal vu par ses pairs, car il a une certaine production scientifique
et qu’il est quand même reconnu dans le monde universitaire par d'autres chercheurs
.
Face à la peur d'apparaître biaisé, Verena Rossa-Roccor juge que l'objectivité est une utopie parce que les scientifiques sont des êtres humains et [qu’ils ne sont] jamais impartiaux
. Ryan McNeil renchérit que les résultats sont les résultats [des études évaluées par des pairs]
et que les chercheurs doivent défendre au mieux les changements nécessaires. Dans de nombreux cas, cela peut signifier travailler avec des militants ou s'engager soi-même dans l'activisme ou le plaidoyer.
Il est temps pour le milieu universitaire de vraiment se regarder dans le miroir [...] et de réfléchir à ce que devrait être notre rôle [face] à ces crises vraiment urgentes auxquelles nous sommes confrontés en tant qu’humanité.
Une posture traditionnelle distante de l’objet
Vincent Larivière, professeur à l'Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante, rappelle, lui, qu’un ouvrage crucial de Max Weber, Le Savant et le Politique, paru en 1919, décrit un savant comme quelqu’un qui ne fait pas de politique et n’est pas militant.
Vincent Larivière reconnaît néanmoins qu’on peut considérer que les chercheurs font un certain militantisme dans leur choix de recherches
.
Si la neutralité dans l’enseignement doit présenter l'ensemble des théories
, les activités de recherche peuvent davantage s'accorder avec des affinités, juge-t-il.
Un très grand chercheur dans le domaine médical peut aussi être un militant pour les droits des patients, justement en raison de sa liberté, de sa posture en tant que chercheur, de son expertise, de son capital social; on pourrait dire qu'il va être capable de combiner les deux.
La posture traditionnelle du chercheur neutre et distant de son objet est en train de changer un peu, explique le chercheur, avec cette idée que le scientifique a désormais une certaine responsabilité sociale [...] de contribuer au bien commun.
Surtout, certaines crises comme celle du climat rebattent les cartes du jeu. Si ça, ça ne vous pousse pas à faire du militantisme, je me demande bien ce qui pourrait le faire
, déclare Vincent Larivière.