Procès Chénard : l’éprouvant parcours de deux victimes

Jade fait partie des 10 victimes de l'ex-massothérapeute Patrick Chénard.
Photo : Radio-Canada
Le 1er juin 2018, Patrick Chénard, un kinésiologue et massothérapeute de Rimouski, est arrêté pour agressions sexuelles sur trois femmes. Quatre ans et un procès plus tard, ce sont finalement 10 victimes qui émergent d’un processus judiciaire éprouvant. Deux d’entre elles ont accepté de nous raconter leur histoire.
C'était il y a quatre ans. Camille (nom fictif) s’entraîne dans un gym à Rimouski, où elle fait la connaissance de Patrick Chénard, un entraîneur et massothérapeute. Peu de temps après, elle reçoit un message de sa part. Il lui propose trois séances de massage à bas prix, dans le cadre d’une étude
. Il dit vouloir étudier l’effet relaxant de la musique sur le corps. Camille accepte sa proposition, mais sa rencontre avec le massothérapeute ne se passe pas comme prévu.
J’étais couchée sur sa table, j’étais figée, pas capable de bouger en tant que tel. J’avais vraiment juste un serrement de dents, je me disais : ‘‘Est-ce que ça va finir? Je ne suis vraiment pas bien.’’
J’avais déjà eu d’autres massages dans ma vie, puis je n’avais jamais vécu ça.
En sortant de là, j'ai éclaté en larmes
, raconte-t-elle.
Elle se rend ensuite dans son milieu de travail pour pouvoir en parler à quelqu’un et apprend qu’elle n’est pas la seule à avoir vécu une telle situation. La même chose est arrivée à une autre femme, lui révèle une collègue. Les deux victimes sont ensuite mises en contact et se racontent leur expérience.
C’est là qu’on a vu que ce n’était pas une situation unique. C’est à ce moment-là que les deux, dans la même journée, on a décidé d’aller porter plainte au poste de police
, relate Camille.
On m’a dit qu’habituellement, pour les cas d’agressions sexuelles, c’est deux ans maximum pour traiter le dossier
, dit-elle.
Un reportage qui confirme le doute
Quelques mois plus tard, Jade (nom fictif) regarde les nouvelles à la télévision. Elle y apprend que son massothérapeute a été arrêté pour agression sexuelle et qu'il aurait utilisé le même modus operandi avec plusieurs femmes. Cependant, Jade n’a pas l’impression d’avoir été agressée. Elle a des doutes, mais rien qui, selon elle, nécessiterait une plainte.
Je n’avais pas décidé de porter plainte, parce que ce n’était pas clair dans ma tête.
Je doutais de moi, je doutais de ma perception des événements. Je n’avais pas dans l’idée que je faisais partie des victimes.

Patrick Chénard au palais de justice Rimouski, en 2018 (archives).
Photo : Radio-Canada / Denis Leduc
Elle contacte tout de même l’enquêteur assigné au dossier pour lui dire qu’elle aussi, elle a reçu dans le passé un message du massothérapeute lui proposant de participer à une étude sur la musique.
Je me suis dit tout simplement que ça allait peut-être les aider à cheminer dans leurs enquêtes, si je leur donnais les détails, les messages qu’il m’a envoyés.
C’est au moment de partager son expérience avec l’enquêteur qu’elle réalise qu’elle fait partie des victimes elle aussi.
J’ai réalisé qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas. J’avais eu des doutes, mais je n’avais pas réalisé que j’étais une victime, moi aussi. Sa réputation, son standing… C’était un entraîneur super réputé, tout le monde voulait l’avoir. C’est comme si ça ne se pouvait pas.
Le processus judiciaire est alors enclenché.
Jade se présente au poste de la Sûreté du Québec (SQ), dans une salle munie de caméras, devant deux enquêteurs et une travailleuse sociale du Centre d'aide aux victimes d'actes criminels (CAVAC). Un des enquêteurs écoute son témoignage.
Réveiller ces événements-là, c’est pas facile. Ça réveille des émotions, ça réveille des choses.
C’est un moment qui était très émotif, j’étais stressée, ça faisait beaucoup appel à ma mémoire. Ça faisait déjà un bout de temps que les événements s’étaient passés
, raconte Jade.
Puis, deux ans s’écoulent entre la plainte et son témoignage au procès.
Replonger dans de mauvais souvenirs
Le procès de Patrick Chénard débute en janvier 2020. Jade et Camille font partie des témoins qui seront appelés. Jade raconte qu'elle reste sur le qui-vive pendant cette période, puisque la journée de son témoignage n’est pas déterminée d’avance et est constamment reportée.
Pour se préparer en vue de cette journée importante, Jade réécoute l’enregistrement de sa déposition. Elle doit s'y prendre à plusieurs reprises; elle trouve l'exercice trop difficile.
Ça me replongeait dans mes émotions, dans la peine, dans la honte, dans le yark [sic].
Puis arrive le moment où les victimes doivent témoigner. Cette étape s'échelonne sur plusieurs jours.
Les 10 femmes doivent répondre aux questions de la Couronne sur les événements qui se sont déroulés quelques années plus tôt. Une fois que tu es sur place, c’est vraiment un autre challenge
, indique Camille.

Le procès de Patrick Chénard s'est amorcé en janvier 2020 au palais de justice de Rimouski (archives).
Photo : Radio-Canada
[Je rentre] dans la salle d’audience et là, c’est la première fois depuis son arrestation que je me retrouve en sa présence. Ça aussi, c’est déstabilisant
, relate Jade.
Jade est d’avis que tout se déroule bien à ce moment, dans les circonstances. [Mais] ce n’est pas facile d’être à la barre des témoins, de savoir qu'il est dans mon dos, de sentir son regard sur moi…
En plus de ça, il faut raconter, encore, la même histoire.
Une fois qu’on a déballé son histoire, on la cache loin, loin, loin, parce qu’on ne veut pas vivre avec ça dans le quotidien.
Mais le moment que Jade et Camille redoutent le plus, c’est le contre-interrogatoire.
Camille estime que c'est l’étape la plus difficile du processus judiciaire. Elle sentait qu’on ne la croyait pas. Elle avait plutôt l’impression que c’est elle qui avait fait du mal à l’accusé.

« Moi, je dois vivre avec les conséquences de ces gestes-là dans ma vie, puis ça va probablement rester comme ça tout le temps. »
Photo : Radio-Canada / Simon Rail
Ils viennent te piquer, te dire que tu te contredis. Par exemple : ‘‘Tantôt tu nous disais que c’était cinq minutes, là, tu nous dis que ce n’est pas cinq minutes.’’; ‘‘Avec quelle main il t’a touchée?’’, etc. En plus, le contre-interrogatoire, ça a eu lieu un an facile après son arrestation. Déjà là, les événements, oui, tu t’en rappelles, mais c’est vraiment flou : quelle main il a prise, quelle couleur étaient les draps, comment il était placé. Tu te rappelles des mains, puis des sentiments et des sensations que tu as éprouvés à ce moment-là, mais tu as la tête dans un beignet, tu ne remarques pas les petits détails
, dit Camille.
Se remémorant son contre-interrogatoire, Jade indique qu’elle ne peut pas en vouloir à l'avocat de son agresseur. Elle reconnaît que cela fait partie de son travail de trouver les failles dans son récit.
Le soutien du CAVAC l’a cependant aidée à traverser cette étape plus ardue du processus judiciaire. L’organisme lui a fait part des techniques d’interrogatoire utilisées par la défense.
Tu vas voir, il va prendre de longues, longues pauses entre les questions pour voir si tu ne rajoutes pas des détails, parce que tu vas être nerveuse face au silence
, paraphrase Jade.
Elle se souvient d’une question en particulier. L’avocat de la défense lui a demandé si elle était certaine que Patrick Chénard l’avait bel et bien touchée directement avec ses mains, ou s’il n’avait pas plutôt touché la couverture qui la recouvrait.
Je me rappelle de lui avoir répondu du tac au tac : ‘‘Je suis encore capable de faire la différence entre une main qui me touche, puis une couverture.’’
Jade qualifie cette journée de drainante
. Elle n’a pas été en mesure de travailler le lendemain.
J’étais à terre, comme si quelqu’un avait complètement vidé ma batterie.
Un verdict qui ne sera jamais suffisant
Deux ans plus tard, le verdict tombe. Le 31 janvier 2022, Patrick Chénard est reconnu coupable d’avoir agressé sexuellement 10 femmes.
Pour Jade et Camille, c’est un soulagement. Avec tout ce que l’on voit dans les médias, les procès pour agressions sexuelles, les plaintes qui n'aboutissent pas, soit par manque de preuves, soit parce que c’est la version de l’accusé qui a été crue plutôt que la version de la victime...
, Jade ne savait pas à quoi s'attendre.
À ce moment-là, je me disais : ‘‘Wow c’est la fin, on a réussi, justice a été rendue.’’
Le verdict de culpabilité n’a pas de prix
, ajoute Jade. Elle dit avoir vécu avec la peur de se rendre jusqu’à la fin du processus judiciaire sans être crue. Il n’y a pas de preuve vidéo, pas d’indices relevés sur la scène de crime, ce n’est pas un viol avec preuve d’ADN, donc il n’y a rien de tangible, de solide. C’est vraiment une version contre une autre.
La force du nombre
C’est au moment des recommandations sur la peine, le 20 mai 2022, que certaines victimes se rencontrent pour la première fois. Il s’agit d’un moment spécial pour Jade et Camille. Le fait de rencontrer des personnes qui ont vécu les mêmes événements qu’elles rend le tout plus réel, expliquent-elles.
On ne se connaissait pas, mais il y avait dans le regard quelque chose comme un ‘‘je te comprends, toi aussi, je suis désolée pour toi’’. C’est un peu ça que je sentais dans la salle d’audience, dans les regards qui se croisaient
, décrit Jade.
La peine recommandée par la défense est de trois ans de détention, tandis que la Couronne suggère plutôt six ans. Pour les deux victimes, il n’y aura jamais de peine adéquate pour réparer les dommages causés.
Moi, je dois vivre avec les conséquences de ces gestes-là dans ma vie, puis ça va probablement rester comme ça tout le temps.
Aujourd’hui, les deux femmes se disent incapables de retrouver un sentiment de confiance. La peur est toujours présente quand elles sont seules dans une pièce avec un homme, même s’il s’agit d’un médecin ou d’un collègue de travail en réunion.
Il y a toujours une crainte que la personne abuse de la situation
, affirme Jade.
[Après les événements], j’ai été en relation avec quelqu’un, ça a été énormément difficile. Ça arrivait, le soir, que je me couchais, puis tout ce que je sentais, c’est les mains de Patrick sur mon corps, puis c’était juste impossible de m’enlever ça [de la tête].
Quatre ans se sont écoulés entre le dépôt de la plainte et le verdict de culpabilité. Et le processus n'est pas encore terminé.
C’est l’appel qui s’en vient. Ils disent maximum deux ans, mais ils m’ont déjà dit un maximum de deux ans, donc c’est sûr que tu commences à perdre espoir, à un moment donné. Puis, tu te dis que c’est dix ans de ta vie que tu vas consacrer à cette personne-là, qui t’a déjà beaucoup enlevé. La situation, oui, elle m’a marquée pour toujours, puis ç’a été énormément difficile, mais en ce moment, le processus judiciaire est en train de m’affecter davantage que la situation en tant que telle
, déplore Camille.
Patrick Chénard a écopé le 15 juillet d'une peine de six ans et trois mois de prison, en plus d'être inscrit au registre des délinquants sexuels à vie.