Pour que la mémoire de Julie Boisvenu fleurisse à jamais
Le 23 juin 2002, un récidiviste enlève, agresse sexuellement et assassine Julie Boisvenu, une Sherbrookoise de 27 ans. Depuis, son père, le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, travaille sans relâche pour que plus aucun père, plus aucune mère ne vivent pareil drame. Il a accepté de retourner sur les lieux qui ont changé sa vie à jamais, 20 ans plus tard.

Chaque été, depuis 20 ans, Pierre-Hugues Boisvenu vient se recueillir sur la tombe de ses deux filles perdues trop tôt. Il y plante des fleurs pour y laisser un peu de lui.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Pierre-Hugues Boisvenu sort de sa voiture qu’il vient de stationner sur la rue Meadow au centre-ville de Sherbrooke. Élégamment vêtu d’un trois-pièces bleu marine, coiffé d'un chapeau bleu pâle avec un ruban rappelant celui de son complet, on pourrait penser que le sénateur est invité à un mariage ou à un événement mondain. C’est plutôt pour faire honneur à un triste anniversaire très cher à son cœur qu’il revêt, ce jour-là, ses plus beaux habits.
Entre les édifices qui surplombent la rue connue pour ses bars, il prend une grande inspiration, comme s’il s’apprêtait à se jeter dans la gueule du loup… celle qui lui a cruellement enlevé sa fille à cet endroit même au petit matin du 23 juin 2002.
Son regard se pose immanquablement sur le haut du lampadaire dressé devant lui, où se trouve une caméra de surveillance. C’est cette caméra qui aurait pu tout changer. Qui aurait pu faire en sorte que l’histoire s'écrive autrement.
Ça a été ma première bataille, rappelle-t-il après un moment. Quand Julie a été enlevée, malheureusement, elles ne filmaient pas en continu. Maintenant, c’est le cas.
Malgré les insupportables souvenirs dont le centre-ville est peut-être chargé, il marche d’un pas détendu dans cette ruelle où la vie et la mort se sont affrontées, il y a deux décennies. Si la mort a gagné sur Julie, c’est ici que Pierre-Hugues Boisvenu a toutefois commencé sa nouvelle vie.
Il sourit même doucement en repensant aux tragiques événements qui s’y sont déroulés. Les images que j’avais, c’est comme la douleur, ça disparaît lentement. Ce sont d’autres images qui les remplacent, celles que Julie m’a amenées dans ce combat. Autant, au début, j’avais une colère, autant je me dis que c’est sa mort qui a fait en sorte que les choses ont changé. Il y a tout un sens à sa mort. Je suis devenu un outil pour Julie
, analyse-t-il.
Destin inhumain
Parce que parfois le destin est inhumain, la grande faucheuse est revenue trop rapidement dans la famille de Pierre-Hugues Boisvenu. Trois ans et demi après la mort de Julie, sa sœur Isabelle périt dans un accident de voiture. Perdre une fille c'est terrible, deux, c'est un vol qualifié
, avait-il dit à l’époque. Maintenant, le père a deux fois plus de raisons de rester en vie, de se tenir debout, de se battre.
« Quand je vais passer l'autre bord, j'ai deux filles qui m'attendent et qui vont me demander : "Qu'est-ce que t'as fait avec notre mort?" C’est ce que je dis aux familles que je rencontre : "Vous n’avez pas le droit de mourir avec votre enfant". »
Depuis cette nuit fatidique où Hugo Bernier a enlevé Julie Boisvenu, bien de l’eau a coulé sous les ponts. Pour ne pas dire des torrents. Propulsé dans un combat qu’il n’avait pas vu venir, Pierre-Hugues Boisvenu a travaillé à créer l’Association des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD) qui est venue en aide à plus de 700 familles au fil des années. Puis, il a participé à la création de la Charte canadienne des droits des victimes et du programme d’aide financière destiné aux parents de jeunes victimes ainsi qu’à la réforme des programmes de l'Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC).
À l’époque, les familles étaient complètement laissées à elles-mêmes. On s’occupait du criminel en premier et on disait aux familles de garder le silence et de ne pas trop, trop déranger
, rappelle-t-il.
Ces avancées, ces changements ont pris naissance ici même, au centre-ville de Sherbrooke, dans la voiture d’un certain Stephen Harper, alors chef de l’opposition du Canada. En 2005, il était en visite à l’hôtel de ville. Un membre de son cabinet m’a proposé de le rencontrer. J’ai passé une demi-heure avec lui dans son véhicule. Je lui ai présenté ce qu’on voulait comme changement au Code criminel et je lui ai dit qu’au Canada, on devait avoir une charte des droits des victimes. Dans notre Charte des droits et libertés, il y avait 17 articles qui touchaient les criminels. Aucun pour les victimes...
Ces revendications ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd. À son départ de la vie politique, 12 des demandes que je lui avais faites dans la voiture étaient devenues réalité, dont la Charte des droits des victimes qui a été adoptée en 2015
, raconte celui qui a été nommé sénateur par Stephen Harper en 2010.
« Depuis, ça a vraiment évolué. […] Quand on regarde ça chaque mois, chaque année, on trouve que ça ne progresse pas rapidement, mais quand on regarde le portrait global des 20 dernières années, oui, ça a progressé. Mais il en reste encore beaucoup à faire. »
Selon Pierre-Hugues Boisvenu, il ne fait aucun doute que les personnes les mieux placées pour changer le système, ce sont les victimes et leur famille. Si elles ne prennent pas la parole, il n’y a personne d’autre qui va le faire. La justice, c’est un gros paquebot. Ce n’est pas une chaloupe de 12 pieds, mais ce bateau est sur la bonne voie. Je suis convaincu que si on se reparle dans 10 ans, ça va avoir encore progressé.
De la couleur dans la grisaille
L’entrevue se poursuit au cimetière Elmwood de Sherbrooke, là où les enfants de Pierre-Hugues Boisvenu sont enterrés. Arrivé sur place, il retire ses chaussures de cuir noir et enfile des bottes de travail. Il sort une pelle de son coffre de voiture, met des gants et marche vers la tombe de ses filles avec un pot de fleurs dans les bras.
J’en amène tout le temps. C’est mon rituel annuel que d’ajouter un peu de moi-même sur leur tombe. L’important, c’est de savoir qu’on n’oublie jamais ces êtres qui nous ont accompagnés, pas longtemps, mais intensément. Je plante toujours les mêmes fleurs, celles qu’elles aimaient beaucoup, qu’elles nous offraient souvent
, raconte-t-il en creusant un trou où il y déposera des bégonias rouges et des verveines blanches.
En silence, il arrose le tout. Des larmes coulent doucement sur ses joues. Il s’approche de la pierre tombale et il flatte les visages gravés de ses filles sur le granit. Il chuchote, puis on l’entend dire un peu plus fort : Salut les cocottes... On continue ensemble. Les familles comptent sur nous.
Le père se relève, regarde au loin, réfléchit à tous ces deuils que la mort de Julie a laissés. Elle aurait 47 ans aujourd’hui. Elle serait probablement maman. Je pense que c’est ce qui nous manque le plus quand nos enfants partent rapidement; c’est de ne pas les voir réussir, devenir parents, avoir des petits-enfants. On n'en a jamais assez, de petits-enfants…
, laisse-t-il tomber, la voix cassée par le chagrin.
Parce qu’il sait que trop bien la douleur que peut ressentir un parent qui perd son enfant dans des circonstances atroces, Pierre-Hugues Boisvenu se fait un devoir de soutenir ceux qui doivent passer par ce difficile chemin. Encore aujourd’hui, malgré la fonction que j’occupe, quand il y a un assassinat, je vais vers les familles. Je rencontre le père. C’est difficile pour les hommes de parler de la mort de leur enfant. Pour beaucoup, c’est une impossibilité. Je leur dis de se décharger de leur colère. Les pères sont toujours plus colériques que les mères.
« C’est ce que j’essaye de partager avec les familles : qu’elles doivent se rebâtir, rebâtir des rêves, rebâtir leur vie. Le criminel n’a pas le droit de vous assassiner en même temps que vos enfants. »
Un combat à la vie, à la mort
Jamais Pierre-Hugues Boisvenu ne prononce le nom de celui qui a tué sa fille pendant l’entrevue. Il préfère utiliser les mots criminel
ou meurtrier
. Sauf quand on lui demande s’il lui a pardonné. J’ai toujours dit que la personne qui doit pardonner à Hugo Bernier, c’est la victime, c’est Julie. Moi, il fait partie de mon passé, pas de mon présent. Par contre, lorsqu’il sera remis en liberté, il ne faut pas qu’il fasse d’autres Julie Boisvenu. Je vais m’en assurer.
Ce combat pour la sécurité des femmes, le sénateur de 73 ans promet de le poursuivre longtemps encore pour Julie, mais surtout pour les autres. Au Canada, l’an dernier, ce sont 173 femmes et jeunes filles qui ont été assassinées. C’est presque 70 de plus qu’il y a trois ans. Il faut travailler sur la prévention
, souligne-t-il.
« C’est une cause qui me nourrit. Qui me fait lever chaque matin. Que je vais avoir jusqu’à ma mort. »
Les fleurs qui ornent la façade de la pierre tombale de la famille Boisvenu faneront peut-être cet automne, mais la mémoire de Julie, elle, fleurira pour longtemps encore grâce au travail acharné de son père.
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