Survivre à Boutcha
Anna et Anton, un jeune couple de Boutcha, ne voulaient pas de cette guerre. Depuis peu installé dans un appartement neuf pour accueillir un enfant à naître, le couple s’est résigné à fuir la ville prise d’assaut par les forces russes. Mais sur la route, leur vie a basculé.

Anna et Anton, un jeune couple, à un moment heureux de leur vie.
Photo : Anna Polonska
Anna Polonska ne pouvait imaginer que la guerre frapperait l’Ukraine. Encore moins qu’elle toucherait Boutcha, une ville « si petite, si belle et si tranquille ». Si la guerre arrive, croyait-elle, ça sera ailleurs.
Mais la guerre est rapidement venue avec ses horreurs. Chaque jour qui passait, les choses allaient de mal en pis
. Les bombes et les combats, l’électricité coupée, le chauffage aussi.
Après plus d’une semaine dans son appartement neuf, le jeune couple a décidé de fuir par la route, avec la chienne Miia. Boutcha n’était plus une place pour une femme enceinte.
Le 4 mars au matin, Anton a pris le volant, Anna tenait Miia sur ses genoux. Ils ont emporté quelques valises et pris la route pour fuir. C’était le 9e jour de l’invasion russe. La guerre était à Boutcha.

La voiture d'Anton et Anna criblée de balles.
Photo : Anna Polonska
Et la guerre a rapidement frappé leur véhicule. Des balles ont percé le verre et le métal. Ces mêmes balles ont déchiré la peau et mis fin à un rêve.
Mon mari a été tué sur le coup. Je l’ai vu
, nous explique Anna Polonska, assise sur son lit d’hôpital. Ses blessures à elle viennent de l’arrière. Tout ce que j’ai senti, c’est la chaleur dans mon dos.
Surprise, effrayée, elle s’est penchée pour protéger leur chienne. Des moments où le temps perd son sens. Puis une voix d’homme. Un soldat ukrainien lui intimant de sortir du véhicule. Je ne pouvais pas marcher. Je ne pouvais pas sortir. Mes jambes ne fonctionnaient plus. Elle pleurait : "Ne laissez pas ma chienne!”
Les soldats l’ont emmenée en lieu sûr.
Le dos, les jambes, la mâchoire : le corps d’Anna était blessé de partout. Son âme aussi. Mais ça, ce n’était pas le plus urgent. Il y avait tout un corps à réparer.
Elle se souvient du regard inquiet d’un des médecins qui l’a opérée. Plus tard, il lui avouera avoir vraiment eu peur qu’elle ne survive pas.

Anna gravement blessée aux jambes doit réapprendre à se déplacer.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Pour écouter le reportage de Yanik Dumont Baron diffusé à L'heure du monde, cliquez ici.
Un tout autre niveau de l’enfer
Trois mois plus tard, la jeune femme raconte sa guerre à elle. Un long et lent combat pour reprendre sa vie en main, retrouver son autonomie. Elle peut marcher lentement dans un corridor d’hôpital à Kiev. Mais il lui faut s’appuyer sur des bâtons de ski. À chaque pas, ses jambes semblent hésiter.
C’est difficile, très difficile
, confirme-t-elle, en tentant de sourire. Enseignante d’allemand, Anna cherche la meilleure façon de décrire ce qu'elle a vécu depuis les balles de Boutcha.
C'était un tout autre niveau d’enfer
. Ou encore cinquante nuances de douleurs
. Comment bien décrire un amas de douleurs physiques et mentales?
Toutes les sensations sont différentes dans mes jambes et dans mon dos. J’ai perdu l’enfant que je portais. Je ne pouvais pas dormir… et pas seulement à cause des cauchemars. J’avais trop mal pour dormir.
Les premières semaines, elle assure les avoir passées nue sur son lit d’hôpital. Trop douloureux d’enfiler des vêtements. Pouvez-vous imaginer? Je devais rester allongée sur le dos; je ne pouvais pas m’asseoir, je ne pouvais pas manger. C’était horrible. Je ne suis pas complètement remise, mais je peux maintenant dire que oui, ça va mieux qu’en mars.
Elle se fâche encore quand elle ne peut pas faire des choses qu’elle faisait avant. Les médecins me rappellent qu’il y a trois mois je ne pouvais rien faire du tout. Ça me redonne de la patience.

Anton, Anna et Miia, la petite famille réunie pour une photo...
Photo : Anna Polonska
Toute une vie à rebâtir
Mais il n’y a pas que le corps à réparer. Il y a aussi toute une vie à rebâtir. J’ai toute une liste de plans, de souhaits
, explique la jeune femme en montrant son téléphone cellulaire.
Plus de soixante objectifs à atteindre, de rêves à réaliser. Il y en a de très ambitieux et d’autres plus modestes. La plupart sont trop personnels
pour les partager.
L’un de mes petits souhaits, c’est de prendre un café dans mon restaurant préféré. Il n’est pas si loin, mais je ne peux pas m’y rendre à pied. Pas tout de suite.
Elle rêve aussi de visiter le Portugal, de conduire sa propre voiture.
La chienne Miia a survécu, elle aussi. Une infirmière qui a pris soin d’Anna s’occupe maintenant de l’animal. Ils sont dans l’ouest de l’Ukraine, un peu plus loin de Boutcha et de la guerre.
Anna reçoit souvent des photos et des vidéos de la chienne. Elle lui répond parfois avec des messages vocaux dans l’espoir que sa voix ne soit pas oubliée. Un rare lien avec sa vie d’avant.

Je n’ai pas vraiment pleuré
La jeune femme se sait fragile et tente de se protéger du mieux qu’elle peut. Elle refuse même de recevoir ses parents à l’hôpital. La crainte d’être trop affectée par leur détresse. De fondre en larmes.
Suis-je mentalement indemne?
a-t-elle demandé à des médecins et à des psychologues. Les spécialistes l’ont rassurée : oui, tout va bien dans son esprit. Elle est rationnelle, pas effrayée, ni trop colérique.
Anna n’y croyait pas. Je ne peux pas être complètement correcte.
L’introspection lui a révélé une réalité : J’ai peur de retourner à Boutcha, et surtout sur cette route-là.
Kiev, pourtant si près de Boutcha, lui semble plus sûre. Elle veut rester ici, le temps de renforcer ses muscles, de retrouver son indépendance et de se bâtir une nouvelle vie.
Une vie à rebâtir, dans laquelle les larmes ne semblent pas avoir beaucoup de place. Pour être honnête, je n'ai pas vraiment pleuré
, sauf quand la douleur était insupportable.
La guerre semble enfouie dans l’âme de la jeune femme, terrassée, maîtrisée. Mais elle est toujours là. J’ai vu trop de choses. C’est encore devant mes yeux.
À 32 ans, une femme hantée par ce qu’elle a vu à Boutcha. Et par ce qu’elle ne pourra probablement jamais comprendre.
Mon mari était un homme très attentionné, très sensible, très généreux et très affectueux. C’était quelqu’un de très positif. Je ne sais pas pourquoi ça nous est arrivé à nous, à notre famille. À toute l’Ukraine. Je ne sais pas.