Que signifierait la fin de Roe c. Wade pour le droit à l’avortement aux États-Unis?

Une foule s’est massée aux abords de la Cour suprême des États-Unis, à Washington, après qu’un document obtenu par Politico eut révélé que le plus haut tribunal du pays s’apprêterait à révoquer l'arrêt Roe c. Wade.
Photo : Associated Press / Alex Brandon
La fuite pour le moins surprenante d'un document de la Cour suprême a révélé ce que de nombreux Américains redoutaient : le plus haut tribunal des États-Unis pourrait bientôt annuler l'arrêt Roe c. Wade, qui protège le droit à l'avortement dans ce pays depuis 50 ans.
Dans une attaque en règle contre la décision de 1973, rendue publique par le média Politico, le juge conservateur Samuel Alito écrit que Roe c. Wade n'aurait jamais dû voir le jour. Son adoption, poursuit-il, n'a certainement pas réussi
à calmer le débat sur l'avortement qui divise les Américains.
La Cour suprême a confirmé l'authenticité du document divulgué, mais s'est empressée de préciser qu'il ne s'agissait pas d'une décision de la Cour ni d'une position finale d'un de ses membres
.
Qu'adviendrait-il si la Cour en venait à révoquer cet arrêt historique? La professeure à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa Daphne Gilbert, spécialiste du droit constitutionnel américain et de l'accès à l'avortement, a répondu à nos questions.
Qu'est-ce qui ne sera plus protégé si cette décision est entérinée?
La décision Roe c. Wade reconnaît un droit constitutionnel à l'avortement. Et il est explicite.
En vertu de ce jugement, la Cour avait instauré un système de trimestres qui permettait d'établir le moment où les avortements pouvaient être pratiqués. Ainsi, les États ne pouvaient pas interdire l'avortement avant la viabilité de l'embryon, établie à environ 24 semaines.
En 1992, il y a eu un autre cas, Planned Parenthood c. Casey, qui a en quelque sorte supprimé ce système de trimestres et statué que, même avant la viabilité du fœtus, les États pouvaient mettre en place certaines restrictions, notamment en limitant les professionnels qui peuvent pratiquer des avortements et le nombre d'établissements où l'intervention peut se faire.
Cette décision signifiait donc un plus grand encadrement de l'accès à l'avortement, mais le principe fondamental de Roe c. Wade était maintenu, à savoir que l'on ne pouvait pas interdire l'avortement à une femme avant que le fœtus ne soit considéré comme viable. Et c'est ce qui est en jeu avec cette décision à venir de la Cour suprême des États-Unis.
Est-ce que l'avortement deviendrait illégal partout aux États-Unis?
Non. Mais si la Cour suprême des États-Unis annule Roe c. Wade, les États pourront dès lors avoir le champ libre pour voter des lois dans le but de rendre l'avortement illégal.
Comment la Cour suprême en est-elle venue à reconsidérer ce droit à l'avortement?
En 2018, le Mississippi a adopté une loi interdisant l'avortement après 15 semaines de grossesse, ce qui est en violation directe de Roe c. Wade. C'est pourquoi la Cour suprême a été saisie de cette affaire, connue sous le nom de Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization.
Avant que le texte rédigé par le juge Alito ne soit rendu public, trois scénarios étaient considérés. Le premier : que la Cour confirme la validité de Roe c. Wade et réitère le droit à l'avortement, soit le meilleur scénario. Mais personne ne croyait réellement que cela puisse se produire, puisque la Cour suprême est majoritairement conservatrice.
La deuxième option était que la Cour reconnaisse la légitimité de la loi adoptée par le Mississippi, en précisant néanmoins qu'on ne pouvait pas interdire l'avortement. L'État aurait alors été autorisé à fixer une limite à la grossesse au-delà de laquelle une femme ne pourrait plus avorter.
Et le dernier scénario – le pire – est celui qui se dessine à l'horizon, selon le texte qui a fuité. À savoir que Roe c. Wade n'avait pas lieu d'être et qu'il faut donc annuler le droit à l'avortement.
Combien d'États projettent de bannir l'avortement une fois Roe c. Wade annulé?
Plus d'une vingtaine d'États sont prêts à bannir l'avortement sur leur territoire. Treize d'entre eux ont déjà voté des lois afin que la procédure ne puisse plus être pratiquée dès le moment où la Cour suprême rendra sa décision, comme l'Alabama, le Mississippi et le Tennessee.
Une dizaine d'autres ont d'ores et déjà indiqué qu'ils interdiraient toute interruption volontaire de grossesse (IVG) ou imposeraient des restrictions si le plus haut tribunal du pays venait à annuler Roe c. Wade.
Est-ce qu'une femme pourrait faire face à la justice si elle tentait d'obtenir un avortement dans un autre État?
Certaines lois déjà votées prévoient en effet des dispositions pour interdire le voyage d'un État à l'autre à des fins d'avortement. C'est donc une réelle possibilité.
Il faut toutefois noter qu'aux États-Unis, près de la moitié des avortements sont pratiqués par voie médicamenteuse [pilule abortive], et non par chirurgie. Et ça ne cesse de croître. Je crois qu'il sera difficile de réglementer la distribution de ces médicaments et d'arrêter une femme qui tente de se faire avorter ainsi, puisque c'est une procédure qui ressemble beaucoup à une fausse couche. Il se pourrait donc que ce soit moins facile à prouver, mais ce n'est pas impossible non plus.
« On le répète depuis plus de 50 ans, mais les femmes vont continuer de se faire avorter d'une manière ou d'une autre. La question est de savoir à quel point elles seront en sécurité. »
Et ceux qui tentent d'aider ces femmes dans leurs démarches, comme des membres du personnel médical, pourraient-ils être pénalisés aussi?
Oui. Je pense que les lois vont être draconiennes. Non seulement on verra des États interdire l'avortement, mais aussi empêcher quiconque d'aider ou de faciliter tout déplacement pour obtenir une IVG. On parle ici de l'interdiction de conduire une femme d'un État à l'autre ou de payer son déplacement.
Le Texas a adopté une loi en vertu de laquelle les chauffeurs Uber et Lyft sont passibles d'une amende pouvant aller jusqu'à 10 000 $ s'ils aident une personne à obtenir un avortement. Ce sont des accusations au civil, mais je suis convainque qu'une fois Roe c. Wade annulé, des gens pourraient se retrouver criminalisés pour avoir soutenu une femme dans ses démarches.
Est-il rare que la Cour suprême des États-Unis invalide une décision prise par le passé?
Oui, ça n'arrive pratiquement jamais! La décision du genre la plus connue est celle de Brown c. Board of Education, qui remonte aux années 1954-1955. La Cour suprême avait alors statué que la ségrégation raciale dans les écoles publiques était inconstitutionnelle.
Selon l'ancienne juge de la Cour suprême des États-Unis Sandra Day O'Connor, il y a deux cas qui se distinguent dans l'histoire du pays, deux moments marquants où le plus haut tribunal a tenté de résoudre une question qui divisait profondément les Américains, soit Brown c. Board of Education et Roe c. Wade.
Elle a déclaré qu'il ne fallait pas revenir sur une décision aussi importante que Roe c. Wade, puisque la Cour s'était adressée à la nation et ne pouvait pas s'être trompée à ce sujet. Mais il semble que les juges qui siègent actuellement à la Cour suprême ne sont pas de cet avis.

Les médias américains se sont rués vers la Cour suprême mardi matin afin de couvrir la possible annulation de la décision Roe c. Wade.
Photo : Getty Images / Anna Moneymaker
Quand peut-on s'attendre à une décision officielle?
D'ici deux mois, la Cour suprême devra rendre sa décision, et celle-ci entrera en vigueur au moment de son annonce. Les cinq juges qui ont apposé leur signature sur le document qui a été divulgué – soit la majorité simple qu'il faut pour qu'elle soit avalisée – auront bien du mal à changer d'avis.
« S'ils changent d'idée, ils auront l'air d'avoir cédé à la pression du public plutôt que d'avoir pris une décision guidée par les plus hauts standards du droit. »
D'après ce que nous savons, au moins trois membres de la Cour vont voter pour maintenir Roe c. Wade. Et le juge en chef, John Roberts, devra déterminer de quel côté il se range. Mais même s'il décidait de ne pas voter pour annuler le jugement, ce ne serait pas suffisant pour faire pencher la balance de l'autre côté. Le scénario demeurait le même, soit la fin de Roe c. Wade.
Roe c. Wade
L'arrêt Roe c. Wade découle d'une contestation lancée en 1970 par Norma McCorvey – renommée Jane Roe dans la poursuite pour préserver son anonymat. Enceinte et célibataire, elle souhaitait se faire avorter au Texas. Or, comme sa grossesse ne menaçait pas sa vie, McCorvey ne pouvait pas demander une IVG, procédure interdite par la loi.
Le procureur Henry Wade, qui représentait l'État du Texas dans cette affaire, avait d'abord remporté son procès devant la cour de district, mais les avocats de Mme McCorvey avaient porté le dossier en appel. Le 22 janvier 1973, la Cour suprême a tranché la question à sept voix contre deux, annulant ainsi les lois texanes contre l'avortement.
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* Le contenu de l'entrevue a été édité à des fins de concision et de compréhension.