Le temps supplémentaire obligatoire explose dans la grande région de Québec

Le recours au temps supplémentaire obligatoire est en forte hausse dans les établissements de soins de santé de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches, notamment à l’Hôpital de Montmagny (photo).
Photo : Radio-Canada
Le recours au temps supplémentaire obligatoire (TSO) a augmenté de 75 % au cours des deux dernières années dans les établissements du CHU de Québec et du CISSS de Chaudière-Appalaches. Épuisés et découragés, des professionnels de la santé implorent pour la énième fois le gouvernement Legault de mettre fin à cette pratique de gestion dans les plus brefs délais, sans quoi ils changeront de métier.
Durant l’année financière 2021-2022, les travailleurs du CISSS
de Chaudière-Appalaches ont effectué 20 347 heures supplémentaires obligatoires, comparativement à 11 591 en 2019-2020. Cela représente une augmentation de 76 %.Au cours de la même période, l’utilisation du TSO
dans les établissements du CHU de Québec a connu une progression similaire, passant de 16 502 à 28 825 heures, en hausse de 75 %.Hausse moindre au CIUSSS
Sur le territoire du CIUSSS
de la Capitale-Nationale, le nombre d’heures supplémentaires obligatoires effectuées par les employés a connu une augmentation plus modeste de 9 % depuis deux ans.L’organisme soutient que cette hausse reflète la progression du nombre d’employés au CIUSSS
, qui est passé de 17 532 en 2019 à 22 307 en 2022.Le ministre de la Santé, Christian Dubé, a beau répéter depuis plusieurs mois sa volonté de mettre fin au TSO
, des travailleurs du réseau affirment ne pas avoir constaté d’amélioration sur le terrain. La situation a même empiré par endroits depuis le début de la sixième vague de COVID-19.Les gens ne voient comme pas la fin. Ils ont l'impression que ce n'est pas tout qui est tenté pour l'éviter, l'éradiquer, le TSO
, confie en entrevue à Radio-Canada Patricia Pouliot, coprésidente intérimaire et trésorière du Syndicat des professionnelles en soins de Chaudière-Appalaches (SPSCA).
Elle mentionne que des employés doivent parfois effectuer jusqu’à trois quarts de travail par semaine en TSOdétresse
que vivent les infirmières et autres professionnels de soins à qui on impose des heures supplémentaires.
Désarroi
Des fois, j'ai l'impression que l'employeur, le gouvernement, ne sait pas ce qui se vit sur le terrain. Tsé, c'est beau de se faire dire : "on est là puis on pense à nos anges gardiens, on est là pour les protéger", mais ils ne savent pas vraiment ce qui se vit, qu'il y a une détresse
, déplore Patricia Pouliot.
« C'est [les employés] qui le vivent, ce désarroi-là, qui disent au gouvernement que ça suffit, qu'ils en ont assez. »
La coprésidente du SPSCAdifficile
dans les urgences, les CHSLD et les unités mère-enfant ainsi qu’aux soins intensifs.
Louis Tremblay est infirmier à l’Hôpital de Montmagny. Avec un taux d’occupation de l’urgence élevé, qu’il estimait à 200 % lors du passage de Radio-Canada, lundi, le recours au TSO
est souvent inévitable.Tordage de bras
Un taux d’occupation [...] de 200 %, ça veut dire qu'il y a deux fois trop de patients. Alors, c'est clair qu'à 16 h, la gestionnaire va sortir de son bureau et va commencer à faire le tour des infirmières pour leur dire : "bon, bien là, ça va nous prendre quelqu'un pour aider ce soir parce qu'il y a trop de monde", et elle va commencer à tordre des bras [pour savoir] qui veut rester
, raconte M. Tremblay.
Il mentionne qu’après avoir terminé un quart de travail de 8 h à 16 h, une infirmière peut se voir imposer de travailler jusqu’à minuit et être de retour à son poste dès 8 h, le lendemain matin.
Ça fait en sorte que demain après-midi, à 16 h, cette fille-là va avoir fait 24 heures sur 36. C'est ça, la réalité des TSO
, expose Louis Tremblay, qui assimile les heures supplémentaires obligatoires à de la violence institutionnelle
et à un cancer
.
« Il y a des filles qui vont se mettre à pleurer. C'est toujours vécu comme une agression. C'est toujours vécu comme une violence. »
Si rien ne change, des employés n’auront d’autre choix que de changer de profession afin de préserver leur santé, prévient l’infirmier.
Ça exerce une pression. Les filles, ici, les infirmières, ne pourront pas faire 25 ans de service à faire trois [quarts de] 16 heures par semaine. À un moment donné, elles vont exploser, elles vont choisir un autre métier
, indique-t-il.
Opération de visibilité
Afin de sensibiliser la population et les usagers du réseau à la problématique, Louis Tremblay a créé un brassard qu’arborent depuis quelques jours les employés forcés de faire du TSOTSO
en lettres blanches.
Le but de l'initiative, c'est d'informer les patients et leur entourage que la fille qui est en train de les trier à l'urgence, que la fille qui s'occupe de leur mère en médecine chirurgie, ici, au 3e étage, que la fille qui s'occupe de leur grand-père en CHSLD , elle est peut-être en train de faire la 14e heure de son [quart de] 16 heures [qui est peut-être son] 3e [quart de] 16 heures dans une semaine
, explique M. Tremblay.
La cheffe du service des activités de remplacement au CISSS
de Chaudière-Appalaches, Joannie Gagné, assure que tout est fait pour éviter autant que possible le recours aux heures supplémentaires obligatoires.1000 postes d’infirmières à pourvoir
Elle précise toutefois qu’en raison de la pénurie de main-d'œuvre, l’utilisation du TSO
s’avère souvent inévitable, en particulier chez les infirmières. Selon Mme Gagné, il manque près de 1000 infirmières dans les établissements du CISSS de Chaudière-Appalaches. C’est sans compter les absences d’employés attribuables à la COVID-19.C'est sûr que la dernière année a été très éprouvante. Même les deux dernières années, avec la COVID, ç'a été difficile. Il y a plus d'employés qui ont été retirés parce qu'ils étaient en isolement préventif [ou] parce qu'ils étaient malades, mais on a aussi retiré nos travailleuses enceintes. Il y a eu plusieurs choses qui ont fait qu'on a retiré du milieu plusieurs personnes
, raconte la gestionnaire.
« Il n'y a personne qui est à l'aise d'imposer un TSO à quelqu'un parce qu'[on arrive à] se mettre dans la peau de l'individu, d’une maman ou même de quelqu'un qui a des engagements et qui apprend qu'il va devoir rester. Il n'y a rien de plaisant là-dedans. »
Elle ajoute que des efforts sont déployés pour tenter de diminuer l’utilisation du TSO
, dont la création d’un projet pilote d’autogestion à l’Hôpital de Montmagny qui vise à améliorer la conciliation travail/vie personnelle en impliquant les employés dans la conception des horaires. Le projet pilote sera implanté d’ici l’automne.Il y a comme un échange, un partage qui se fait pour venir combler tous [les quarts] qu'il y a à combler. Donc, c'est cartes sur table : voici le personnel que ça nous prend sur chaque quart de travail. Maintenant, on vous donne l'opportunité de faire votre horaire selon ce que vous voulez. Si vous avez un congé à mettre dans l'horaire parce que vous avez un rendez-vous, bien venez l'indiquer comme quoi ce n'est pas possible. En gros, c'est ça, l'autogestion
, résume Joannie Gagné.
Force de travail réduite
À l’instar du CISSSune perte importante
de sa force de travail en raison de la COVID-19, principal facteur expliquant la hausse importante du recours au TSO .
Malgré l’importante collaboration des équipes, la modulation des activités et les nombreux efforts déployés pour limiter au maximum le TSO , le CHU a dû composer avec une disponibilité de main-d’œuvre significativement réduite en raison d’un nombre important de retraits préventifs (femmes enceintes, personnes immunosupprimées, etc.) et d’absences des employés pour des motifs liés au virus
, indique dans un courriel à Radio-Canada la conseillère en communication Michèle Schaffner-Junius.
Elle ajoute que le CHUdiminuer au maximum
la pression sur les employés. L’établissement a notamment procédé à une réorganisation des soins et mené une vaste campagne de recrutement
au Québec et à l’international.
De son côté, le CIUSSS
de la Capitale-Nationale fait remarquer que le pourcentage d’heures travaillées en TSO par rapport au nombre total d’heures travaillées a légèrement reculé au cours des deux dernières années, passant de 0,077 % à 0,070 %.Malgré le contexte pandémique qui a mis beaucoup de pression sur le réseau, il y a une volonté ferme au CIUSSS de la Capitale-Nationale de diminuer au maximum le recours au TSO
, indique Mathieu Boivin, agent d’information aux relations médias.
Réussite dans Charlevoix
Deux des hôpitaux placés sous la responsabilité du CIUSSSun projet pilote d’autogestion des horaires des infirmières semblable à celui qui est en préparation à l’Hôpital de Montmagny.
, ceux de Baie-Saint-Paul et de La Malbaie, ont adopté au début de l’été dernierEn diminuant de façon considérable le nombre d’absences, d’heures supplémentaires obligatoires et de quarts de travail non pourvus, l’initiative a permis d’éviter la fermeture partielle de l’urgence de l’Hôpital de Baie-Saint-Paul, qui avait été annoncée à la mi-juin.