Vivre sous occupation russe : le témoignage d’un Canadien dans le sud de l’Ukraine
« Les horreurs commises, les déportations de civils. Ce sont des gens qui n'ont aucune morale », dit Marc. La journaliste Tamara Alteresco l’a joint dans le sud de l’Ukraine.

Le reportage de Tamara Alteresco
Photo : Getty Images / AFP/ALEXANDER NEMENOV
Cela fait des semaines que nous communiquons avec Marc (nom fictif).
C'est un Canadien et il partage son temps entre l’Ukraine et le Québec depuis 10 ans. Il séjournait dans la maison où il vit avec sa femme, une Ukrainienne, quand l’invasion russe a commencé le 24 février. Six jours plus tard, l'armée russe contrôlait son secteur.
Ça fait 55 jours exactement au calendrier qu’on vit sous occupation russe, 55 jours que l'approvisionnement en nourriture n’est plus contrôlé par l'Ukraine, donc aucune nourriture ni aucun médicament n'entrent dans la ville.
Il se considère parmi les chanceux, parce qu’il a beaucoup de provisions à la maison. Il occupe d’ailleurs ses journées à préparer des repas que sa femme distribue dans les immeubles d'habitation, où les gens manquent de tout.
Parce qu’il est étranger, Marc limite ses déplacements de peur d'être arrêté et pris en otage. Il dit que les gens de l'Ouest en particulier sont des trophées pour les soldats russes.
Marc sort rarement de la maison. Il est confiné à son jardin et à sa rue afin d'éviter tout contact avec les soldats qu’il a appris à reconnaître même quand ils ne sont pas à bord d'un véhicule de l’armée.
Les Russes ont dévalisé tous les concessionnaires automobiles locaux et se promènent dans des voitures sans plaque d’immatriculation.
S’il fut un temps où les Ukrainiens pouvaient fuir la région moyennant un paiement secret aux soldats russes, Marc dit que, depuis 24 heures, l’étau s’est resserré et la population s'inquiète de plus en plus de ce qui va lui arriver. Il y a beaucoup plus de stress dans les dernières 24 heures, parce que là, vraiment, on a bloqué les accès pour sortir de la ville même si les gens veulent payer. Donc, il y a des consignes pour vraiment garder toutes les populations ici. On lance véritablement cette fois-ci la mobilisation des hommes de 16 ans et plus pour les utiliser comme chair à canon. C’est ce qui se passe en ce moment. C’est surréaliste.
Il n’est pas en mesure de nous dire le nombre de morts causés par les bombardements, qui étaient fréquents durant la première semaine de la guerre. La dernière fois qu’il est allé en ville, c'était au début du mois de mars, et il y avait des cadavres qui jonchaient le sol. Il a aussi croisé une voiture en feu à l'intérieur de laquelle il a vu quatre corps calcinés.
Mais, selon des amis médecins à qui il parle régulièrement, les gens meurent souvent de crise cardiaque et à défaut de recevoir des médicaments. Il y a mille nouvelles tombes en ville, et plusieurs fosses ont été creusées.
Marc est incapable d’en dire plus sur les circonstances des décès que la population locale recense.
Ce qu’il sait toutefois, c’est que les Russes ont annoncé il y a deux jours que les médecins ukrainiens seront recrutés pour soigner les bataillons ennemis, et que plusieurs travailleurs de la santé évitent désormais de se présenter au travail par crainte d'être forcés de collaborer avec les Russes.
Encore plus troublant, c'est la déportation des civils par autocar vers la Russie. Ce n’est plus une rumeur, dit-il, mais l'atroce réalité.
C’est récent, et jusqu'à présent, mon secteur avait été épargné. Mais dans les villages voisins, on déplace des gens systématiquement. À Melitopol par exemple, il y a présentement des centres de tri où on sépare les enfants des parents, des grands-parents et des enfants [...] C’est exactement comme j'ai pu le voir dans ma jeunesse en écoutant des reportages de la Seconde Guerre mondiale, en voyant les Allemands, les nazis, déporter les Juifs dans des trains. La seule différence maintenant, c’est en autobus, c'est abominable.
Ceux qui essaient de s'enfuir malgré tout s'exposent au risque de marcher sur une mine. Marc dit avoir vu de ses propres yeux les soldats russes les installer dans les champs et sur les routes secondaires. Cependant, avec l'arrivée du printemps et l’herbe qui pousse, on ne les distingue plus aussi bien.
Quand je lui demande ce qu’il va lui arriver, il répond que son destin repose sur la capacité des forces ukrainiennes à regagner le contrôle de la région. Celles-ci ont toutefois été repoussées de plusieurs dizaines de kilomètres, selon lui.
Même si Marc réussissait à traverser le premier point de contrôle (checkpoint) russe avec succès, il se heurterait à plusieurs autres postes de contrôle russes avant de rejoindre les soldats ukrainiens. Son secteur est constamment survolé par des chasseurs, des hélicoptères, et il dit que du renfort est arrivé ce week-end. De 500 à 700 équipements, je vois des tanks, des batteries.
Comme antidote au sentiment d’impuissance qui l’anime, il essaie d’organiser l'installation au Canada de réfugiés ukrainiens.
Encore hier, j’ai réussi à placer une famille dans la région de Québec, ils seront là-bas à la mi-mai. À mon grand soulagement, ils vont grandir en sécurité. C'est ma contribution actuelle et je continue.
Pour sa part, il essaiera de fuir dès qu’il y aura une possibilité. Quand est-ce que ce sera, c’est une autre histoire
, dit-il. Les gens doivent comprendre au-delà de ce qu’on leur dit que la Russie a encore beaucoup de capacités.