Protection du caribou : Ottawa prépare une offensive inédite contre Québec
Le décret sur l'habitat essentiel n'a encore jamais été utilisé au Canada.
Steven Guilbeault et son cabinet souhaitent recourir à un mécanisme qui n'a encore jamais été testé devant les tribunaux canadiens.
Photo : La Presse canadienne / Patrick Doyle
Ottawa prépare un décret sur l'habitat essentiel du caribou au Québec. S'il s'avère, le recours à ce mécanisme prévu à la Loi sur les espèces en péril du Canada serait inédit et pourrait signifier une intervention du fédéral sur des milliers de kilomètres carrés de territoire provincial.
Après une première prise de contact en janvier, le ministre de l'Environnement et du Changement climatique du Canada, Steven Guilbeault, vient de faire parvenir une nouvelle lettre au ministre Pierre Dufour, titulaire des Forêts, de la Faune et des Parcs, sur qui repose la protection du caribou en sol québécois.
Dans cette missive, dont Radio-Canada a obtenu copie, le représentant du fédéral dévoile son jeu, en plus de donner un ultimatum au gouvernement du Québec.
Environnement Canada met actuellement à jour l'évaluation de la protection [du caribou] pour le Québec, ce qui me permettrait de former une opinion sur la protection de l'habitat essentiel
, écrit-il au ministre Dufour. Par conséquent, je vous invite à me transmettre, d'ici le 20 avril, toute information concernant la protection, par le Québec, du caribou boréal.
Ces données seront ajoutées à celles déjà à la disposition d'Environnement Canada. Elles serviront à étoffer un éventuel décret d'Ottawa et à justifier son intervention.
Car M. Guilbeault évoque clairement la possibilité d'un tel décret dans sa lettre si le Québec ne collabore pas davantage à la protection de l'espèce.
Si je suis d'avis que les lois provinciales du Québec ne protègent pas efficacement [...] le caribou boréal ou son habitat essentiel, je devrai recommander [au conseil des ministres] de prendre un décret pour protéger ces portions de l'habitat essentiel qui ne le sont pas.
L'absence de mesures de protection efficaces risque aussi d'être plaidée par le ministre.
Selon la Loi sur les espèces en péril, le titulaire d'Environnement Canada, en l'occurrence M. Guilbeault, a l'obligation
d'agir en pareilles circonstances et de demander une intervention de son gouvernement.
De passage à Québec mardi, le ministre a réitéré que la province n'assumait pas pleinement ses responsabilités, ce qui l'inciterait à amorcer la préparation d'un décret. Ce qui est fait présentement n'est pas suffisant pour protéger l'espèce
, a-t-il dit.
Le décret signifierait de nouvelles mesures de protection imposées par le fédéral sur des milliers de kilomètres carrés de forêts québécoises, habitat essentiel à la survie et au rétablissement des hardes. Environnement Canada aurait par exemple le contrôle sur la gestion forestière et de toute activité pouvant perturber le territoire visé par le décret.
Selon les données de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec), qui plaide depuis des mois pour une intervention d'Ottawa, il y a une vingtaine de zones à protéger rapidement, qui couvrent minimalement 35 000 km2, soit 2,3 % du territoire québécois
.
Conflit Québec-Ottawa
Signe de la distance entre Québec et Ottawa dans le dossier des caribous, les deux gouvernements n'ont plus d'entente de collaboration depuis le 31 mars dernier.
Lors d'une rencontre tenue le 11 mars, MM. Guilbeault et Dufour espéraient trouver des voies de passage pour reconduire cette entente pour au moins un an. Malheureusement, nos représentants n'ont pas su s'entendre sur ces conditions, et de ce fait, l'entente a pris fin au 31 mars 2022
, peut-on lire dans la lettre.
Cette entente facilite notamment le transfert de fonds du fédéral vers Québec pour la conservation des espèces en péril.
Mardi, le ministre Guilbeault a révélé que le gouvernement s'était entendu avec d'autres provinces et était sur le point de s'entendre avec le gouvernement de Doug Ford en Ontario. Pendant ce temps, les discussions achoppent avec Québec, qui refuse de coopérer
.
Avant une intervention effective, Steven Guilbeault croit qu'il est encore temps pour la province de discuter avec le fédéral. Je ne souhaite pas qu'on en arrive jusque-là
, a-t-il confié au sujet d'un décret de protection. Le Québec a encore l'opportunité d'agir, de venir à la table et de négocier de bonne foi.
Selon nos informations, le fédéral espère du mouvement avant l'automne prochain. Ça doit se faire rapidement
, a prévenu le ministre mardi. On ne peut pas négocier pendant une année une entente. On parle d'une question de mois.
Une première
Contrairement au décret d'urgence, brandi par Ottawa au Québec pour protéger des habitats de la rainette faux-grillon, le décret sur l'habitat essentiel n'a encore jamais été utilisé au pays. Une fois en vigueur, il peut le demeurer pendant cinq ans.
Il s'agit du moyen qu'espérait Alain Branchaud, biologiste et directeur général de SNAP Québec. C'est la première fois que la mesure du filet de sécurité va être utilisée, et c'est ce qu'on prônait. C'est la mesure la plus forte qu'on peut utiliser dans la Loi sur les espèces en péril
, a-t-il dit en entrevue à Radio-Canada.
Cette notion de filet de sécurité
fait référence à l'esprit de complémentarité entre le fédéral et le provincial imbriqué dans la Loi sur les espèces en péril. Selon M. Branchaud, en vertu de ce principe, Ottawa est désormais légitimé
d'intervenir au Québec.
« Le dossier est très solide pour le gouvernement fédéral d'aller de l'avant avec un décret sur l'habitat essentiel. »
D'une part, juge-t-il, la loi québécoise sur les espèces menacées, vieillotte
, ne possède pas les outils nécessaires pour protéger le caribou et répondre aux standards de la loi fédérale. D'autre part, il croit que Québec a trop repoussé la mise en place de mesures de protection concrètes pour contester une éventuelle intervention du fédéral.
Alain Branchaud s'attend tout de même à des contestations judiciaires. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles Ottawa agit selon lui avec minutie depuis des mois dans ce dossier. Comme c'est la première fois que l'outil sera utilisé, c'est certain que le gouvernement fédéral veut s'assurer de faire les choses correctement.
Chaque étape, chaque lettre du ministre au Québec et chaque cueillette de données vise selon lui à répondre à une exigence légale qui incombe au ministre Steven Guilbeault. Ce dernier doit se baser sur la science la plus à jour
et déposer un dossier complet au conseil des ministres quand viendra le moment de recommander le décret.
Stratégie repoussée
La lettre a été rendue publique le jour même du début des consultations de la commission indépendante sur le caribou forestier et montagnard, mise sur pied par Québec en novembre dernier.
Alors qu'il devait accoucher d'une nouvelle stratégie de protection de l'habitat du caribou, déjà repoussée une première fois en 2019, Pierre Dufour a plutôt choisi cette commission pour compléter la réflexion du gouvernement. Les trois commissaires devront évaluer les répercussions socioéconomiques de la protection de l'habitat du caribou, en particulier sur l'industrie forestière.
Au Québec, de nombreux biologistes ont critiqué cette décision. Ils estiment que Québec a toutes les données en main pour agir. La création d'aires protégées, la fermeture de chemins forestiers et un moratoire sur les coupes forestières dans l'habitat du caribou sont exigés.
Il pourrait ne rester qu'aussi peu que 5252 caribous forestiers ou montagnards au Québec, selon un document de consultation de la commission indépendante. En 2012, la population était de 6500 à 8000 individus, selon les estimations.
Quatre populations sont en situation critique ou en voie de l'être, soit celles de Val-d'Or, de Charlevoix, de la Gaspésie et du Pipmuacan. Les deux premières vivent en enclos et ne comptent respectivement que 7 et 17 animaux.