Le ciseau génétique Crispr arrive en agriculture
Le nouveau ciseau moléculaire Crispr accélère l’arrivée d’animaux et de plantes génétiquement modifiés dans les fermes. Sommes-nous face à de nouveaux OGM?

Une brebis Crispr peut grossir 40 % plus vite que toutes les autres, selon la chercheuse Alison Van Eenennaam.
Photo : Radio-Canada / Gilbert Bégin
La généticienne Alison Van Eenennaam nous fait entrer dans l’enclos de la ferme du campus de l’Université de Californie à Davis. Les brebis courent dans tous les sens.
La chercheuse a tôt fait de repérer celle qu’elle veut nous montrer. Une brebis qui porte une étiquette rouge à l’oreille se distingue. Elle dépasse toutes ses congénères d’au moins une tête.
C’est une brebis Crispr. Elle grossit 40 % plus vite que toutes les autres.
Pour obtenir cette brebis, la chercheuse est intervenue aux tout premiers stades de son développement embryonnaire. Grâce au ciseau génétique Crispr, elle a inactivé un gène clé impliqué dans la croissance cellulaire. Elle a par la suite introduit cet embryon trafiqué dans une brebis porteuse.
C’est une question d’efficience alimentaire : cette brebis transforme mieux que les autres chaque kilogramme de nourriture qu’elle ingère.

Alison Van Eenennaam a créé cette brebis Crispr à la ferme expérimentale de l’Université de Californie à Davis.
Photo : Radio-Canada / Gilbert Bégin
Le ciseau génétique Crispr est la nouvelle vedette de l’édition génomique. Il permet de modifier les gènes d’une cellule avec une précision encore inégalée. Après avoir révolutionné la recherche génétique, les premières applications Crispr arrivent en agriculture.
Aucun ADN étranger
Jusqu’ici, les modifications génétiques classiques consistaient à introduire un gène étranger au génome d’une cellule pour lui conférer un nouveau caractère.
C’est le cas du maïs transgénique de Monsanto par exemple et, plus récemment, des saumons transgéniques de la Société AquaBounty élevés à l’Île-du-Prince-Édouard.
Mais Crispr n’a besoin d’aucun ADN étranger. Il modifie plutôt le génome en place. Le ciseau Crispr coupe l’ADN à l’endroit désiré sur un gène et guide ensuite sa réécriture.
Crispr permet ainsi de corriger une mutation, de remplacer ou d’ajouter une séquence d’ADN à un endroit précis du génome.
Une révolution en cours
Les chercheurs d’un peu partout travaillent actuellement à l’amélioration des animaux d’élevage avec Crispr.
Aux États-Unis, la firme Acceligen du Minnesota vient d’obtenir le feu vert des autorités sanitaires américaines pour commercialiser des vaches au poil court afin qu’elles soient plus tolérantes aux températures chaudes.
On a aussi édité le génome de porcs pour qu’ils résistent au virus du SRRP, une maladie répandue en élevage.
Les applications Crispr destinées au bien-être animal foisonnent.
En plus des manipulations sur des brebis, Alison Van Eenennaam vient de terminer l’étude de lignées de vaches sans cornes provenant d’un taureau manipulé par édition génomique.
Les éleveurs brûlent les cornes à la naissance pour des raisons de sécurité. Ce serait une avancée pour le bien-être animal de commercialiser des vaches sans cornes.
Les limites éthiques
Les promesses que suscite Crispr sont grandes. Mais l’amélioration génétique des animaux d’élevage ramène les questions éthiques sur la manipulation du vivant.
Crispr bouleverse notre rapport aux animaux d’élevage
, lance d’un trait Lyne Létourneau, vice-doyenne à la Faculté des sciences, de l'agriculture et de l'alimentation de l'Université Laval.
Cette spécialiste de l’éthique animale a participé à la rédaction des lignes directrices européennes qui balisent la recherche en édition génomique. Si elle estime que le ciseau Crispr est un fabuleux outil, elle attire toutefois l’attention sur son recours tous azimuts pour améliorer le bien-être des animaux.
Ça nous empêche de voir des problèmes fondamentaux qui sont liés à des conditions d'élevage déficientes.
La chercheuse donne comme exemple les lignées de poulets aveugles mis au point à la fin des années 1990. Ces poulets obtenus par sélection traditionnelle et non par Crispr avaient pour but de réduire le stress des poulets élevés en trop fortes densités.
Bien que cette expérience ait été abandonnée, il serait maintenant facile de reproduire de tels poulets avec Crispr. Sur le plan éthique, cet exemple montre les limites de se concentrer uniquement sur le bien-être animal pour favoriser l'acceptabilité des techniques de modification de l'ADN comme Crispr
, explique la chercheuse.
Selon elle, Crispr ne doit pas servir à fabriquer des animaux sur mesure pour pallier les problèmes rencontrés dans les élevages industriels.

Lyne Létourneau de l’Université Laval cherche à baliser la recherche dans la manipulation du génome et déplore que les questions éthiques ne soient pas suffisamment débattues.
Photo : Radio-Canada / Gilbert Bégin
Mais alors, jusqu’où aller dans la manipulation du génome en élevage?
La spécialiste parle du respect de l’intégrité des animaux et de leurs attributs physiques comme guide dans la recherche en édition génomique.
Le risque, c’est de perdre de vue que ce qu’on a dans notre assiette, c’est un être vivant et sensible.
Les plantes Crispr gagnent les champs
Si Crispr remet en question notre rapport aux animaux, les plantes issues de l’édition génomique soulèvent, elles aussi, leurs lots d'enjeux.
Le chercheur Dominique Michaud de l’Université Laval est éditeur associé d’une importante revue scientifique. Il voit passer chaque jour plusieurs articles scientifiques sur Crispr.
On voit beaucoup d’applications liées à la résistance des plantes à la sécheresse et à l’augmentation des rendements.

Le chercheur Dominique Michaud a vu arriver les tout premiers OGM au champ il y a 25 ans.
Photo : Radio-Canada / Gilbert Bégin
Tout comme les OGM apparus il y a 25 ans, les premières applications Crispr à gagner la chaîne alimentaire passeront par les plantes.
Les chercheurs ont par exemple mis au point un riz hyper productif, des champignons qui ne brunissent plus et des vignes qui résistent mieux à un champignon mortel.
Crispr est aussi l’outil rêvé des grands de l’agrochimie. Corteva, le deuxième semencier du monde, effectue des tests avec un maïs issu des coups de ciseaux de l’édition génomique.
L’arrivée des plantes Crispr va d’abord se faire en grandes cultures, car ce sont des plantes qui ont une forte valeur commerciale.
De nouveaux OGM?
Mais comment réglementer ces produits issus de l’édition génomique? S’agit-il de nouveaux OGM?
L’Europe a coupé court au débat sémantique et a statué que tout produit issu de la manipulation du génome doit être considéré comme un OGM.
Aux États-Unis, on a choisi une autre avenue. Les autorités sanitaires ont conclu que les organismes manipulés avec Crispr ne sont pas des OGM puisqu’ils ne contiennent pas d’ADN issu d’un autre organisme.
Quant au Canada, le statut de ces nouveaux aliments est sur le point de changer. Le fédéral est à revoir sa réglementation sur ce sujet. Jusqu’ici, le concept d’aliments nouveaux
qui est au cœur de la réglementation canadienne englobait à la fois les OGM et les produits qui pouvaient être obtenus par édition génomique. Plus maintenant.
La raison? Les modifications faites par Crispr dans une plante seraient équivalentes à celles obtenues par l’amélioration et la sélection conventionnelles.
Ainsi, des plantes et des semences Crispr pourraient être mises en marché sans aucune évaluation de leur innocuité ni de leur sécurité pour l’environnement.
Une contamination aux champs
Pour des groupes d’intérêt comme Vigilance OGM, cette réforme du fédéral ne vise qu’à faciliter la mise en marché par l’industrie de nouvelles semences OGM.
Thibault Rehn affirme qu’exclure les plantes Crispr de la réglementation augmentera la présence des OGM aux champs, de même que l’utilisation des pesticides qui les accompagnent.
Après 25 ans de cultures OGM, 100 % des plantes ensemencées sont génétiquement modifiées pour tolérer des herbicides comme le Roundup.

Thibault Rehn coordinateur à Vigilance OGM
Photo : MAPAQ
Même opposition pour la Filière biologique du Québec. Cet organisme qui regroupe les producteurs et transformateurs biologiques a fait parvenir au fédéral une importante pétition pour dénoncer cette réforme.
On craint que les nouvelles plantes Crispr ne contaminent leurs champs et compromettent ainsi leurs marchés d’exportations, en plus de miner la confiance des consommateurs.
Ces groupes demandent maintenant au fédéral d’imposer l’identification des semences Crispr et d’assurer la traçabilité de tous ces produits.
Tirer des leçons du passé
Malgré les craintes et les réticences, les spécialistes affirment que ce n’est qu’une question de temps avant que les produits Crispr gagnent les fermes. Si des éthiciens comme Lyne Létourneau affirment que cet outil est une avancée, ils mettent en garde toutefois contre le discours triomphaliste qui accompagne parfois les percées du génie génétique.
Crispr n’est qu’un outil. Il ne réglera pas à lui seul la faim dans le monde.
La chercheuse souhaite voir désormais des applications qui ne profiteront pas qu’aux industriels ou aux agriculteurs, comme ce fut le cas avec le maïs ou le soya OGM il y a 25 ans. Utilisons Crispr pour développer des applications qui offrent aussi un avantage pour l'animal, le consommateur et la société
, conclut Lyne Létourneau.
Le reportage de Gilbert Bégin et de Stéphan Gravel est diffusé à l'émission La semaine verte le samedi à 17 h et le dimanche à 12 h 30 sur ICI TÉLÉ. À ICI RDI, ce sera le dimanche à 20 h.