CHSLD Herron : une infirmière-chef du CIUSSS se vide le cœur à la police
Le témoignage inédit de la cadre confirme que le Centre intégré de santé et de services sociaux (CIUSSS) n'avait aucun contrôle du CHSLD les 7 et 8 avril 2020.

Une voiture du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) devant le CHSLD Herron, le 12 avril 2020
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Le récit de l'infirmière-chef Sophie Caron est aussi révélateur que bouleversant. Dans un enregistrement de 76 minutes réalisé par une enquêtrice du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), la cadre du CIUSSS de l'Ouest-de-l'île-de-Montréal montre que rien n'était maîtrisé au CHSLD Herron, au moment où ses patrons rassuraient le gouvernement. Et parmi les aînés « abandonnés », il y avait sa propre mère.
- Avez-vous vu des gens du CIUSSS sur les lieux?
- Non.
La question de la policière est claire et la réponse est sans appel.
L'infirmière-chef Sophie Caron s'est rendue au CHSLD Herron les 7 et 8 avril 2020, plus d'une semaine après que la PDG du CIUSSS, Lynne McVey, eut rassuré le gouvernement Legault en affirmant que la situation était sous contrôle
. Le 29 mars, il n'y avait presque plus d'employés pour prendre soin des 154 résidents.
Nous assurons la sécurité de tous
, écrivait la PDG, le 29 mars, dans un message texte adressé à la sous-ministre adjointe responsable des aînés. Mais la réalité constatée par Sophie Caron était tout autre.
C'était désert, la désertion.
Le 7 avril, ils étaient cinq
travailleurs de la santé, raconte-t-elle à la police, pour près de 150 résidents.
Son échange avec l'enquêtrice, enregistré le 10 juin 2020, a été déposé en preuve à l'enquête de la coroner sur les décès en CHSLD durant la première vague. Il n'avait jamais été porté à l'attention du public jusqu'à aujourd'hui.
Il s'agit d'une occasion unique d'entendre l'émotion d'un tel témoignage sur cette crise qui a coûté la vie à 47 aînés, alors que les audiences de la coroner ne pouvaient être ni enregistrées ni diffusées.
Avant que la crise n'éclate au CHSLD Herron, Sophie Caron en avait déjà plein les bras puisqu'elle est infirmière-chef à l'unité COVID des soins intensifs de l'Hôpital général du Lakeshore.
Les prémisses de la crise
Elle raconte que sa mère adorait le CHSLD, surtout ce qu'elle y mangeait. Mais les conditions ont commencé à se dégrader à partir de novembre 2019, y compris la qualité et les quantités de nourriture.
Beaucoup de personnel est remplacé, certains des nouveaux ne parlent pas français. Ça commençait à sentir l'urine dans les corridors
, raconte-t-elle.
Sa mère ne se sentait plus en sécurité
. La fille tente de la rassurer. Mais, avec le recul, c'est elle qui avait raison
.
Entre la mi-mars et la fin mars, elle téléphone tous les jours à sa mère, puisqu'elle n'a plus le droit de la visiter.
Il arrive que la vieille dame ne reçoive pas son médicament contre la douleur et sa fille est incapable de parler à quelqu'un au CHSLD. Un jour, c'est le contraire, on lui donne deux fois sa dose de morphine. L'aînée est assommée pendant 24 heures.
Le 27 mars, sa mère l'appelle en pleurant. Je n'ai pas mangé
, dit-elle. La fille essaie de joindre quelqu'un au CHSLD, mais sans succès. L'aînée reçoit finalement une demi-assiette, tard en soirée.
Le 28 mars, la vieille dame n'a reçu ni médicament ni nourriture. Elle sonne la cloche, personne ne répond.
Elle a eu un repas cette journée et c'était vers 15 h l'après-midi.
Appelée à l'aide pour faire l'impossible
Le 6 avril, une médecin du CIUSSS, Nadine Larente, l'appelle, sachant que sa mère est hébergée au CHSLD. Elle n'avait pas de bonnes nouvelles de là-bas.
La Dre Larente lui demande de l'aide pour convaincre des gestionnaires d'inciter leurs équipes à aller prêter main-forte à Herron.
Depuis que le CIUSSS a repris la gestion des opérations, on ne fait appel qu'à des volontaires et c'est grandement insuffisant. Dans les premiers jours, quelques cadres ont répondu à l'appel.
Sophie Caron accepte d'aller évaluer des patients du CHSLD, surtout que c'est sa seule chance de voir sa mère.
Le 7 avril, en soirée, elle entre donc dans Herron, après sa journée de travail, accompagnée d'une autre collègue infirmière.
Quand on est rentrées, il n'y avait personne à la réception, c'était désert. Ça nous a pris six ou sept minutes avant de trouver quelqu'un. Et cette personne qui était en charge, ce soir-là, elle était complètement débordée et dépassée.
L'infirmière qui a la charge des aînés vulnérables n'est pas une employée de Herron, mais vient d'une agence de placement privée de personnel. Elle porte le même équipement de protection en passant d'un résident à l'autre.
Sophie Caron rencontre une infirmière auxiliaire, elle aussi d'agence, qui met les pieds à Herron pour la première fois. Cette femme distribue des médicaments aux aînés sans même savoir qui doit recevoir quoi.
Sophie Caron s'occupe d'un mourant. Elle appelle une médecin qui suit des aînés d'Herron, mais celle-ci ne sait pas trop quoi faire et accepte de lui prescrire n'importe quoi
.
L'infirmière-chef apprend qu'aucun médecin ne s'est présenté au CHSLD depuis cinq jours. Les deux bras m'ont tombé.
N'oublie pas d'amener des constats de décès
, lui dit un des médecins en vue de son retour le lendemain. J'étais estomaquée
, dit-elle à la policière.
Elle raconte le cas d'un résident qui n'avait visiblement pas bu depuis longtemps. Le pauvre homme avait la peau tellement sèche, la langue tellement sèche.
Le lendemain matin, le 8 avril, sa mère l'appelle : elle est positive à la COVID-19 et manque d'air
.
Quand Sophie Caron arrive au CHSLD, elle trouve sa maman semi-consciente. Ç'a pris 20 minutes avant de lui trouver une bouteille d'oxygène pleine
, mais elle n'était pas fonctionnelle.
On se regardait avec les deux ambulanciers et on se disait : "Ça n'a pas de sens. Pas au Québec. Pas chez nous."
Ce sont les ambulanciers qui ont fini par la brancher à leur propre bouteille d'oxygène. Pendant qu'on s'occupe de sa mère, l'infirmière-chef trouve d'autres patients dans un état semblable et même pire
.
Un monsieur était branché sur une bonbonne d'oxygène vide
, raconte-t-elle, avant de s'effondrer en larmes, avouant son impuissance
du moment.
Alors qu'elle laisse partir sa mère avec les ambulanciers, elle ne tient pas 30 minutes de plus. Je n'ai pas fait mon travail jusqu'au bout, je n'avais plus d'énergie
, s'en veut-elle.
L'infirmière en poste la suppliait de rester
, alors c'était comme les abandonner.
Sa mère meurt le 16 avril, dans l'unité COVID des soins intensifs de l'Hôpital du Lakeshore, là même où elle travaille.
Quelques jours plus tôt, la catastrophe du CHSLD Herron avait éclaté au grand jour dans le journal The Gazette.
Quand elle retourne au CHSLD chercher des affaires de la défunte, le 17 avril, elle constate un changement majeur
. L'établissement est plus organisé, il y a du personnel du CIUSSS même pour l'entretien ménager.
Le CIUSSS affirme avoir fait tout ce qu'il pouvait
Nous avons fait de notre mieux
, avait dit la PDG du CIUSSS de l'Ouest-de-l'Île-de-Montréal, Lynne McVey, au lendemain de la tragédie.
Le CIUSSS reconnaît que ses équipes sur place n'étaient pas assez nombreuses pour pallier les problèmes. Il jette toutefois le blâme sur les propriétaires d'Herron qui n'auraient pas collaboré, selon lui, ce qu'ils nient.
Le CIUSSS recevait à chaque jour, parfois à peine 30 minutes avant un quart, des listes avec parfois uniquement le titre et le nombre d’employés, parfois le nom d’employés du CHSLD Herron (souvent uniquement les prénoms) qui ne correspondaient aucunement à la réalité, et que, dans les faits, très peu d’employés inscrits sur ces listes se présentaient pour leur quart de travail.
Autre argument du CIUSSS pour justifier son incapacité à reprendre réellement le contrôle du CHSLD avant le 8 avril : dans les faits, le CIUSSS ne disposait pas de véritables pouvoirs d’intervention
, jusqu'à ce que la santé publique lui émette une ordonnance octroyant des pouvoirs spéciaux.
La PDG Lynne McVey avait effectivement fait part au gouvernement de ses difficultés, le 7 avril, dans un message texte à la sous-ministre adjointe aux Aînés : Nous craignons toujours la sécurité des résidents [...] Je vais envoyer nos états de situation vers le cabinet de la ministre.
Au sous-ministre Yvan Gendron, elle évoque même l'idée d'appeler la police. Sauf que dans un message subséquent, elle écrit : La situation se stabilise pour ce soir et cette nuit.
Le gouvernement pouvait bien louvoyer entre inquiétude et apaisement. Une chose est sûre : il était informé.
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