AnalyseRapport du GIEC sur le climat : la crise des crises
Quel que soit le rythme de réduction de nos GES, certains bouleversements causés par les changements climatiques sont désormais irrémédiables. Il faudra donc s’y adapter tout en luttant avec les bons outils pour empêcher ce qui peut l'être.

Un résident de Kharkiv constatait les dégâts provoqués par les bombardements sur l'immeuble où il habite, le 3 mars 2022.
Photo : Associated Press / Marienko Andrew
Il est difficile actuellement de porter le regard ailleurs que sur l’Ukraine. La guerre qui s’y déroule soulève l’indignation. Un jour, les Ukrainiens étaient dans les cafés à refaire le monde; le lendemain, les plus ardents d’entre eux apprenaient les principes du maniement des armes.
Le monde va mal, personne ne le contestera. Mais l’avenir pourrait être pire encore.
Car c’est un sombre bilan que dresse le deuxième volet du sixième rapport d’évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), consacré aux impacts et à l’adaptation au changement climatique.
L’alerte est majeure.
Le constat de ce rapport est en fait bien plus alarmant que celui du précédent, qui date de 2014. Il décrit les effets dévastateurs des changements climatiques d’origine humaine qui, désormais, sont souvent irréversibles. Il nous explique aussi pourquoi il est urgent de nous adapter.
Un rapport que le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a décrit comme un recueil de la souffrance humaine et une accusation accablante envers l’échec des dirigeants dans la lutte contre les changements climatiques
.
Le constat des scientifiques est vertigineux. Les effets du dérèglement climatique affectent autant la vie de milliards d’humains que les écosystèmes les plus précieux. Pire encore, certains de ces bouleversements sont irrémédiables, quel que soit le rythme de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Les chercheurs notent qu’entre 3,3 et 3,6 milliards d’humains vivent déjà dans des contextes qui sont hautement vulnérables au changement climatique
. C’est presque la moitié de l’humanité.
Au regard des constats de leur dernier rapport en 2014, les experts soulignent que les effets sont plus fréquents, plus intenses, et qu’ils s’opèrent de façon beaucoup plus rapide que ce qui avait été évalué précédemment.
Les canicules, les sécheresses, les feux de forêt et les inondations chamboulent de façon omniprésente le bien-être quotidien des gens.

Des terres de la communauté de Shackan, dans la vallée de Nicola, en Colombie-Britannique, ont été inondées en novembre 2021.
Photo : Keith Fransson/Urban Systems/Shackan First Nation
Et il sera impossible de freiner complètement le phénomène. Certes, limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré Celsius pourra réduire considérablement les dommages, mais sans pouvoir tous les éliminer
, écrivent les scientifiques. Ils mettent en garde contre une hausse inévitable de multiples dangers
.
Si la limite du 1,5 degré est dépassée, les effets négatifs et les dégâts irréversibles s’intensifieront encore, à chaque hausse du réchauffement
, prévoient les scientifiques.
Et aucun champ de la vie quotidienne n’est épargné : la production alimentaire, l’approvisionnement en eau, la santé physique et mentale des individus, les infrastructures, la chaîne d’approvisionnement économique, tout comme la survie d’une partie du monde naturel.
Pour la planète, ces effets sont autant de nouvelles sources de tension entre les peuples.
Le GIEC offre un coffre à outils aux décideurs politiques
Avec ce nouveau rapport du GIEC, les différents gouvernements ont entre les mains toutes les informations nécessaires pour prendre des décisions éclairées. C’est un véritable coffre à outils pour élaborer de bonnes politiques d’adaptation.
Car la synthèse du GIEC offre un portrait de la situation d’une précision inédite, en détaillant les données selon les grandes régions du monde. Pour chaque zone géographique, les experts proposent des interventions nécessaires.
Les décideurs politiques ne pourraient espérer du contenu plus concret. Ils en ont bien besoin : aucun n’est actuellement prêt à s’adapter, constatent les scientifiques.
Le rapport du GIEC offre aux gouvernements une feuille de route, en leur signalant les actions à éviter et même les dépenses inutiles. Ainsi, on y apprend que focaliser sa politique d’adaptation sur la construction de digues n’est pas une solution efficace à long terme, car les infrastructures deviendront désuètes trop rapidement.

Dans la région des Sundarbans, en Inde, les changements climatiques ont poussé des habitants vers les forêts. Le pays est parmi ceux qui sont considérés les plus à risque.
Photo : Reuters / ANUSHREE FADNAVIS
De la même manière, combattre les canicules par la seule climatisation des immeubles n’est pas viable à long terme, étant donné la quantité d’énergie nécessaire.
Le GIEC pointe vers la solution la plus efficace pour s’adapter aux changements climatiques : préserver la nature et tabler sur les services rendus par les écosystèmes naturels.
Protéger les forêts pour capter le CO2 et améliorer la qualité de l’air, sauvegarder les milieux humides pour favoriser la rétention d’eau, rafraîchir les milieux urbains en aménageant des espaces verts, etc.
Des solutions simples et connues. Mais sans la protection de ces milieux naturels, les effets du climat seront décuplés et les tensions humaines, exacerbées.
Les cerveaux qui jouent à l’autruche
L’alerte majeure qu’émet le GIEC nous indique que la situation n’a jamais été si urgente. Et pourtant, on le sait, l’action des gouvernements n’est pas à la hauteur du défi qui se pose à l’humanité.
Pour l’heure, les cibles de réduction des émissions promises par les pays dans le cadre de l’Accord de Paris nous mènent vers un réchauffement de 2,7 degrés Celsius, bien au-delà du seuil critique de 1,5 degré. Et ça, c’est si les promesses sont respectées.
Le GIEC nous décrit pourtant de façon très détaillée en quoi le fait de dépasser cette limite aura des effets ravageurs.
De plus, même si on sait très bien que les changements climatiques bouleversent déjà nos vies quotidiennes, l’adaptation n’est toujours pas vraiment prise au sérieux par les gouvernements. À peine le quart des fonds destinés à la lutte contre le dérèglement climatique va aux politiques d’adaptation. Comme si on n’avait pas déjà les deux pieds dedans, comme si ce n’était qu’une solution pour les générations futures.
C’est le syndrome de l’autruche, qui s’applique très bien à l’enjeu climatique. Pour le commun des mortels, la crise ne se manifeste pas concrètement au quotidien. La menace est toujours un peu diffuse, elle n’est pas directe, elle se déroule ailleurs, elle est encore associée à un avenir lointain, même si la réalité démontre le contraire.

Les feux de forêt ont détruit les maisons du petit village de Lytton, en Colombie-Britannique, l'été dernier.
Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
La dissonance cognitive qui en résulte touche autant les citoyens dans leur vie personnelle que les gouvernements dans leurs démarches politiques : il y a urgence… mais pas vraiment.
Il est vrai que s’attaquer aux changements climatiques n’est pas simple. Les solutions imposent la mobilisation d’investissements gigantesques qui entrent parfois en contradiction avec le temps électoral qui guide souvent l’action des gouvernements démocratiques.
La crise climatique oblige les décideurs politiques à faire preuve d’une vision et d’une audace sans précédent. Il faut décider aujourd’hui des politiques qui auront des effets dans 30, 40 ou 50 ans.
Comment concevoir nos infrastructures actuelles pour qu’elles soient toujours viables dans un demi-siècle face aux bouleversements provoqués par le climat changeant? Comment aménager dès maintenant le territoire qui sera transformé dans 20, 30, 60 ans? Comment mobiliser des milliards de dollars pour des projets qui trouveront tout leur sens dans une ou deux décennies seulement?
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Le défi est de taille et les obstacles sont nombreux
Dans la plupart des pays occidentaux, le rebond économique qui résulte de la fin du confinement mondial génère des taux d’inflation records. Le coût des aliments explose, le prix de l’essence à la pompe atteint des sommets, les taux d’intérêt augmentent.
Bref, le pouvoir d’achat des consommateurs s’érode, et les gouvernements sont plus réticents à imposer des sacrifices supplémentaires aux électeurs.
Dans un tel contexte, la crise climatique, qui ne se manifeste pas de façon si concrète au quotidien pour tout le monde, n’est plus une priorité.
Et pourtant, les scientifiques du GIEC nous montrent très bien que la situation ne va qu’empirer. Les actions engagées aujourd’hui non seulement sauveront des vies, mais elles minimiseront la dégradation du bien-être des populations et éviteront des dépenses encore beaucoup plus importantes dans l’avenir.

Un brise-glace naviguait au travers d'amas de glace flottante dans la mer d’Okhotsk le 24 février 2022 près d’Abashiri, au Japon. La mer d’Okhotsk s’est réchauffée d’environ deux degrés ces 50 dernières années, réduisant la quantité de glace d’environ 30 % durant cette période.
Photo : Getty Images / Carl Court
Lutter contre les changements climatiques est un investissement, dans le sens le plus pur du terme.
Certes, des crises majeures secouent le monde. Face à une guerre qui fait rage en Europe et à une dégradation persistante du pouvoir d’achat des citoyens, on remarque que la crise climatique est mise sur la ligne de touche.
C’est une erreur, car tous ces problèmes sont liés. La crise climatique englobe les autres.
Par exemple, la guerre qui se déroule sous nos yeux en Ukraine met en lumière la grande dépendance de l’Europe à l’égard des énergies fossiles de la Russie. Près de la moitié du gaz naturel consommé par les Européens provient de ce pays. Ne serait-ce que pour des raisons politiques, des investissements rapides et massifs dans les énergies renouvelables s’imposent pour tous les pays européens.
Entre-temps, les Américains ont déjà commencé à pomper davantage de gaz de schiste pour l’envoyer vers l’Europe. Forts de deux nouveaux terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL), les États-Unis seront d’ici quelques mois les plus grands exportateurs de GNL au monde, devant le Qatar et l’Australie, dont une bonne partie sera exportée vers l’Europe, où les prix élevés attirent les marchés.
Même le premier ministre de l’Alberta veut en profiter : il suggère de relancer le projet de pipeline Énergie Est et le projet de GNL Québec afin d’envoyer le pétrole et le gaz canadiens en Europe.
Que feront les Européens au cours des prochaines années? Construiront-ils davantage de citernes et de gazoducs pour recevoir le gaz américain ou australien, ou en profiteront-ils pour appuyer sur l’accélérateur et investir de façon massive dans les énergies renouvelables?
Au-delà des simples préoccupations climatiques, c’est peut-être la géopolitique qui guidera l’action environnementale des Européens.
Même Vladimir Poutine devra tôt ou tard se préoccuper du climat. La partie arctique de la Russie se réchauffe trois à quatre fois plus vite que le reste de la planète, mettant en danger une partie des infrastructures gazières et pétrolières au nord du pays.
Le climat, plus que jamais, est vraiment la crise des crises.

La partie arctique de la Russie se réchauffe trois à quatre fois plus vite que le reste de la planète. Sur cette photo, un ours polaire se repose sur des amas de glace flottante dans la Manche britannique près de l'archipel François-Joseph, dans la région russe d'Arkhangelsk.
Photo : AFP / EKATERINA ANISIMOVA