AnalyseVladimir Poutine et l’Ukraine : un pas décisif vers la guerre?

Vladimir Poutine, président de la Russie
Photo : La Presse canadienne / AP/Alexei Nikolsky
Le président russe Vladimir Poutine a probablement franchi, le 21 février au soir, un pas décisif et totalement assumé vers ce qui ressemble de plus en plus à une guerre entre la Russie et l’Ukraine. Une guerre sous couvert de « mission de maintien de la paix », comme a été rebaptisé de façon orwellienne le bataillon russe dépêché au Donbass. Mais une guerre quand même, avec une armée qui franchit une frontière internationale.
Le contenu tout comme le ton de son discours d’une heure ne laissaient aucun doute. Il a dit que l’Ukraine n’est pas un pays
, qu’elle a été complètement créée par l'Union soviétique
, par Lénine et les bolchéviques, accusés au passage d’avoir totalement erré en créant cette entité qui n’a aucun sens
.
Il a répété ses allégations incroyables et dénuées de fondement – déjà faites la semaine précédente en présence, outrance ultime, du chancelier allemand Olaf Sholtz – sur un supposé génocide
qui serait en cours contre les russophones d’Ukraine.
Il a accusé les Occidentaux qui ne veulent pas d’un grand pays souverain comme le nôtre
d’avoir réduit les Ukrainiens au statut de laquais
des Américains. Il a présenté les dirigeants pro-occidentaux élus d'Ukraine comme des agresseurs
, même si c’est bien la Russie qui a amassé de 150 000 à 190 000 soldats autour de l'Ukraine, et non l’inverse.
Un discours paranoïaque
Ce faisant, Poutine tire un trait sur toute solution diplomatique à la crise. Avec ce discours enflammé, amer, sans compromis, acrimonieux, paranoïaque
(selon l’Élysée rapportant les propos d’Emmanuel Macron), un discours truffé de mots comme folie
, injustice
, trahison
, génocide
(GUÉ-NO-TSID en russe). On est entré dans une autre dimension : le spectre de la guerre réapparaît en Europe.

Des combattants de la république autoproclamée de Donetsk
Photo : Reuters / ALEXANDER ERMOCHENKO
Ce discours très violent a donc culminé, dans ses dernières minutes, dans l’annonce de la reconnaissance des soi-disant Républiques populaires
de Donetsk et de Louhansk, dans le Donbass, suivi du déploiement de l'armée russe dans ces territoires.
Exit, donc, la possibilité d’une solution intermédiaire, d'un compromis que ce soit sur l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN (dont il n’était d’ailleurs plus vraiment question à court ou moyen terme), sur la limitation des armements et la transparence des forces armées (idées avancées et réitérées par Washington et l’OTAN), ou encore sur une solution spécifique au Donbass, à laquelle certains voulaient encore croire jusqu’à ces derniers jours.
Tout cela est bien terminé. La reconnaissance par Moscou de Louhansk et de Donetsk a tué les accords de Minsk.
Des revendications qui remontent à longtemps
L’amertume et les récriminations de Vladimir Poutine viennent de loin. Et on peut au moins donner au président russe le crédit d’être constant dans ses exigences et ses désirs.
On demande souvent, sur le ton du mystère : Qu’est-ce qui se passe dans la tête de Vladimir Poutine?
Mais rien de ce qu’on voit et entend aujourd’hui n’est nouveau, inconnu ou surprenant.
En ce qui concerne les objectifs poursuivis, Poutine est assez transparent depuis longtemps. On sait parfaitement ce qu’il pense, en gros, de la géopolitique européenne, de la Russie par rapport à son histoire, à l’OTAN, au reste du monde et par rapport à ses anciennes conquêtes qu’elle a perdues.

Des civils volontaires s'entraînent dans la région de Kiev, en Ukraine.
Photo : Getty Images / Sean Gallup
Vladimir Poutine a un dessein : ramener la grandeur, ou selon ses mots la dignité
d’un pays qui, dit-il, a été bafoué, tenu pour quantité négligeable (dans les années 1990 et 2000) et qui aujourd’hui voit son heure arrivée. L’heure de la revanche, sinon de la vengeance.
Ce qui restait incertain chez Poutine, c’était la question des moyens, de la manière, des aspects tactiques, du calendrier, et de la possibilité – ou non – de trouver un compromis à moyen terme avec lui, pour accommoder une partie de ses demandes.
Sur le fond – et on l’a bien entendu dans ce discours historique – la question de l’Ukraine est pour Vladimir Poutine, comme pour une certaine catégorie de nationalistes russes, une question totalement existentielle, sur laquelle il est impossible de transiger. L’arrachement de l’Ukraine est une douleur, une infamie qui exige une réparation historique.
Reprendre l’Ukraine dans son ensemble
Cela signifie qu’il ne s’agit pas seulement, en cette fin février 2022, de la question du Donbass avec les deux villes séparatistes
. Le président russe vise l'Ukraine dans son ensemble.
Doit-on pour autant s’attendre à une attaque totale et rapide sur les fronts est, nord et sud de l’Ukraine, où l’armée russe s’est massée depuis quatre mois?

Manœuvres militaires des armées de la Russie et du Bélarus
Photo : via reuters / BELTA
On saura assez vite si les nationalistes russes du Donbass – avec Vladimir Poutine officiellement derrière eux, sans faire semblant, ce qui est un développement capital – veulent et peuvent s’asseoir un moment sur leur victoire symbolique à Donetsk et à Louhansk pour digérer cette conquête
maintenant officielle et bénie par Moscou.
Ou si, au contraire, le conflit va rapidement se généraliser à l’ensemble de l’Ukraine. Avec une première question : est-ce que les tenants des Républiques populaires
locales et leurs appuis à Moscou ne vont pas vouloir prendre la totalité du Donbass, riche région minière qui va au-delà de ces deux villes-enclaves saisies en 2014?
Il faudra voir aussi les réactions du côté ukrainien. Cela se jouera entre l’attentisme, qu’on a vu ces derniers jours, avec la retenue des soldats ukrainiens face aux provocations et fausses accusations venues du camp russe et, d’autre part, le goût de se battre, de défendre la patrie ukrainienne
. Car il y a aussi des nationalistes ukrainiens qui ont envie d’en découdre avec l’impérialiste Russie.
D’autres pays menacés?
Au-delà de la seule Ukraine, il y a certains pays environnants, ceux-là, membres de l’OTAN, qui pourraient à leur tour se sentir menacés.
En première ligne derrière l’Ukraine, les pays baltes et la Pologne sont sur la brèche. Ils sont très remontés contre la Russie et le nationalisme de Vladimir Poutine, et ils se voient également dans sa ligne de mire. Et ce, même si pour Poutine, l’Ukraine représente un autre degré de priorité.

Des soldats américains le 14 février à Fort Bragg, en Caroline du Nord, dans l'attente de leur déploiement en Pologne
Photo : Getty Images / Melissa Sue Gerrits
La présence de minorités russes importantes (dans les 25 à 30 %) en Estonie et en Lettonie pourrait donner lieu à des tentatives de déstabilisation de l'intérieur, pilotées depuis Moscou, préalables à des manœuvres de l'armée russe proprement dite.
Si, comme cela semble maintenant probable, voire inévitable, il devait y avoir des combats en Ukraine, les pays baltes et la Pologne seront les premiers et les plus motivés à vouloir lui porter secours.
Et si des images de violence, de batailles et de sang se mettent à envahir les écrans et les réseaux sociaux, il pourrait y avoir des citoyens dans certains pays souverains – des Estoniens, des Lettons, des Lituaniens – qui vont dire : Si on laisse faire, nous serons les prochains sur la liste de Vladimir Poutine.