Les bourses d’études Perspective Québec : une fausse bonne idée?
Près de trois mois après la création d'un programme de bourses de 1,7 milliard de dollars destiné à contrer la pénurie de main-d'œuvre, bien des étudiants sur le point de faire leur choix en ignorent l'existence. Des intervenants doutent par ailleurs que le fait de brandir de l'argent pour les attirer dans des domaines précis soit la meilleure solution.

La conseillère d'orientation Madeleine St-Germain rencontre Nydia Fuentes-Cuevas, qui a choisi sans le savoir un programme d'études ciblé par les bourses Perspective Québec.
Photo : Radio-Canada / Fannie Bussières McNicoll
L’air satisfaite et sereine, Nydia Fuentes-Cuevas s’assoit dans le bureau de sa conseillère d'orientation, Madeleine St-Germain. C’est décidé : elle s’inscrira à la technique en soins infirmiers. Il ne lui reste plus qu'à choisir son cégep avant le 1er mars, date limite des inscriptions.
Elle a opté pour un des programmes ciblés par les bourses Perspective Québec, qui ont pour objectif d’attirer davantage d’étudiants dans des secteurs qui souffrent d’un cruel manque de main-d'œuvre.
Elle a toutefois pris cette décision sans savoir qu’elle serait admissible à cette aide financière. Je n’étais pas au courant, non. On ne m’en avait pas parlé
, affirme Nydia.
Le ministère de l’Enseignement supérieur affirme pourtant qu'il mène une campagne de promotion sur les médias sociaux et dans les médias traditionnels depuis la mi-décembre. Toutefois, vu le peu d'échos qui lui sont parvenus, Madeleine St-Germain doute de l'efficacité de cette campagne.
« Aucun étudiant ne m’a posé de questions à propos de ces bourses-là. Il y a un manque au chapitre de l’information transmise. »
Elle-même affirme avoir reçu trop peu d’information au sujet de ces bourses. Comment ça va fonctionner? Est-ce qu’il faut faire une demande [pour en obtenir une]? On ne le sait pas.
Le site du gouvernement du Québec n'est d'ailleurs pas plus précis : les détails, y lit-on, seront précisés ultérieurement
.
Les réseaux collégial et universitaire sous pression
Madeleine St-Germain s’inquiète de ne pas observer, surtout au niveau universitaire, une adaptation rapide des programmes ciblés en fonction des objectifs du gouvernement.
Il y a beaucoup d’étudiants très motivés qui ont le profil pour être travailleur social, psychologue ou encore psychoéducateur et qui s’intéressent à ces programmes, fait-elle valoir. Mais les critères d’admissibilité sont très élevés et on n’a pas eu d’information selon laquelle il y aura plus de places dans les programmes ciblés par les bourses.
L’Université de Montréal confirme par exemple avoir ajouté des places uniquement dans ses cohortes en informatique, du moins pour le moment. Elle se dit toutefois prête à le faire dans d’autres secteurs, malgré les défis que poserait une hausse soudaine du nombre d'étudiants dans certains programmes. Il faudra alors accroître le nombre d'enseignants, souligne la porte-parole Geneviève O’Meara, ce qui est difficile par les temps qui courent, et aussi s’assurer qu’il y aura suffisamment de stages pour tous.
Le défi posé par l’opération Main-d'œuvre
de Québec, avec ses objectifs en matière de diplomation, est tout aussi grand pour le niveau collégial, affirme le PDG de la Fédération des cégeps. Déjà, l’embauche de personnel enseignant dans des secteurs en situation de pénurie de main-d'œuvre est complexe.
En plus, il faut organiser les programmes, les déployer de manière à ce qu’ils atteignent les objectifs. Et il faut le faire partout au Québec, poursuit Bernard Tremblay. Il faut donc une coordination de l’ensemble du réseau pour faire en sorte que l’offre soit accessible et réponde à la demande.
« C’est un gros effort qui est demandé dans un délai assez court. Tout le monde essaie de déployer des actions pour avoir un effet concret sur le terrain rapidement, mais c’est plus facile à dire qu’à faire! »

Plusieurs étudiants ne connaissent pas l’existence des nouvelles bourses Perspectives Québec. Le reportage de Fannie Bussières McNicoll
Les bourses Perspective Québec
Les bourses Perspective Québec seront accordées dès l’automne 2022 à ceux qui choisiront parmi une liste de programmes ciblés en enseignement, en éducation de la petite enfance, en génie, en technologies de l’information ainsi que dans certains domaines de la santé et des services sociaux. Elles seront aussi accessibles à ceux qui auront déjà entamé leur cursus dans ces programmes.
Un montant de 1500 $ au cégep et de 2500 $ à l’université sera versé pour chaque session à temps plein réussie.
Cette mesure-phare coûtera 1,7 milliard de dollars en cinq ans au ministère de l’Enseignement supérieur sur un investissement total de 3,9 milliards de dollars pour l’ensemble de l’opération Main-d'œuvre
lancée en novembre dernier par le gouvernement Legault.
Un incitatif financier aux effets pervers?
Environ 20 000 étudiants sont déjà diplômés chaque année dans les programmes ciblés par le gouvernement dans le cadre de l'opération Main-d'œuvre
, selon des chiffres colligés par Radio-Canada. Et la ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, est convaincue que ces bourses seront un incitatif fort pour stimuler et accélérer la diplomation dans les domaines ciblés
.
Mais la question demeure : ces bourses attireront-elles davantage d’étudiants dans les programmes sélectionnés? Nydia, elle, assure que cela ne l'aurait pas influencée.
« C'est motivant, mais sincèrement, [ces bourses] ne m'auraient pas fait changer d’idée et ne m'auraient pas poussée à choisir les soins infirmiers. J’ai fait ce choix parce que je veux aider les gens, pas pour l’argent. »
Même son de cloche du côté du jeune Adberrahmane Lakeal, rencontré à la sortie du Collège Ahuntsic, qui bénéficiera lui aussi de ces bourses puisqu’il s’en va à l’université en informatique.
Je vais m’informer parce que ça paraît intéressant. Mais pour moi, bourses ou pas, ça ne changera pas mon choix. C’est ancré dans le béton depuis que je suis petit : je veux étudier en informatique!
confie-t-il.
De son côté, la présidente de l’Ordre des conseillers et conseillères d'orientation du Québec, Josée Landry, lance un signal d’alarme.
Elle et ses membres se disent inquiets de l’absence de mesures pour accompagner ceux qui vont bénéficier de ce programme afin qu'ils prennent une décision éclairée.
C’est une idée qui peut faire faire fausse route à certains, craint-elle. L'incitatif financier qu'on fait miroiter peut amener les gens à prendre une décision peut-être trop rapidement, ce qui pourrait leur porter préjudice. Est-ce qu'ils sont vraiment faits pour ce domaine-là?
Nydia abonde dans ce sens : Les bourses pourraient attirer beaucoup de gens qui vont plus chercher l’argent que le domaine en soi. Ça va sûrement faire douter ou en mélanger certains à propos de ce qu'ils veulent vraiment faire dans la vie.
Bref, Josée Landry trouve que ce programme ambitieux a été déployé trop rapidement.
« Ça a été créé pour répondre aux besoins économiques du Québec, ce qui est bien en soi. Mais on sent que les individus ont été oubliés là-dedans. »
Une mesure inefficace à long terme?
La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) appuie les bourses Perspective Québec, mais avec des réserves.
Elle croit qu’elles constitueront une mesure d’attraction efficace à court terme, mais elle craint qu’elles ne soient d'aucune efficacité pour améliorer la rétention des infirmières dans le réseau de la santé, un problème sérieux.
« Est-ce que ces montants-là vont faire en sorte que les gens vont demeurer dans le réseau de la santé par la suite? La réponse est : je ne croirais pas. Il faut que les conditions de travail de l’ensemble des professionnels en soins soient gagnantes pour que notre relève ne parte pas après quelques années. »
Le vice-président de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec, Yves de Repentigny, abonde dans ce sens : Les bourses, selon nous, ce n’est pas une solution qui fonctionnera à long terme. [...]. L’incitatif, ce n’est pas pendant les études qu’il faut le donner, c’est après.
Est-ce que les conditions de travail dans lesquelles je vais œuvrer valent la peine que je m’engage dans ce projet-là?
Voilà la question que les gens se posent avant de faire un choix de carrière et de vie aussi important, selon lui.
Forte de son expérience, la conseillère d'orientation Madeleine St-Germain doute elle aussi que ces bourses aient l'effet escompté : Ce n'est pas ça qui va faire en sorte que je vais persévérer ou non, recevoir un diplôme ou non, selon moi. C'est un choix de cœur beaucoup plus qu'un choix financier d'aller dans ces domaines d'avenir!
Incohérences dénoncées
La liste de programmes ciblés par les bourses Perspective Québec contient certaines incohérences, selon des observateurs.
Par exemple, à la surprise de plusieurs, la liste des programmes admissibles aux bourses comprend le baccalauréat en travail social, mais pas la technique de travail social.
Yves de Repentigny peine à comprendre cette décision : Les besoins sont criants aussi pour des techniciens. Alors, quels sont les critères de sélection de ces programmes-là? On ne le sait pas.
Une pétition a d'ailleurs été lancée pour que ce programme collégial soit inclus dans le programme de bourses.
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pour une autre raison : il craint que le gouvernement dévalorise ainsi les études dans certains domaines, ce qui pourrait même causer des pénuries de main-d'œuvre dans d'autres secteurs.
« Ça envoie comme message aux jeunes : "Ces programmes-là, c'est bien d'y aller; ces autres programmes-là, c'est moins bon." C’est une forme de dirigisme politique qui favorise certains étudiants plus méritants aux yeux du gouvernement par rapport à d’autres qui, pourtant, mériteraient tout autant un coup de main. »
Il est d’avis que le gouvernement aurait plutôt dû miser sur une approche plus globale et plus universelle
en ciblant une révision des droits de scolarité ou une bonification du programme régulier de prêts et bourses pour que tous les étudiants en bénéficient, peu importe le domaine d’études
.
Président de la Fédération québécoise des professeurs d’université, Jean Portugais s’inquiète de l’ingérence du gouvernement dans l’autonomie des universités et du risque qu’un tel programme de bourses dénature le caractère universel
des établissements d'enseignement supérieur.
Il souligne que certaines universités dans le monde, au Japon par exemple, ont mis en œuvre des mesures similaires et que cela a mené à la fermeture de certains secteurs d’activité faisant partie de ce qu'on appelle les humanités
, considérées comme moins utiles
par le gouvernement, par exemple les départements de philosophie, de sociologie ou d’anthropologie.
« C’est une vision de l’université qui est utilitariste. On craint une économie universitaire à deux vitesses qui va créer un déséquilibre de ressources entre les disciplines et les départements. »
Le cabinet de la ministre Danielle McCann se veut rassurant : il indique que la création des bourses Perspective Québec n’empêchera pas les étudiants qui souhaitent étudier dans un domaine qui n’est pas visé par ces bourses de le faire.
Ces étudiants pourront toujours bénéficier du programme régulier de prêts et bourses, ajoute-t-il.
Avec la collaboration de Daniel Boily