Après la DPJ : projet d’un premier campus pour raccrocheurs
La Semaine de la persévérance scolaire se déroulera du 14 au 18 février. Justement, un projet unique destiné à faire raccrocher de jeunes adultes au parcours complexe s’inscrit parfaitement dans cet esprit : le projet Campus Agora.

Benoit Bernier est le concepteur principal du projet Campus Agora.
Photo : Gracieuseté : Benoit Bernier
Le projet Campus Agora, c’est le rêve de Benoit Bernier, cofondateur de Déclic. Depuis près de 30 ans, cet organisme œuvre auprès des jeunes qui présentent de grandes difficultés, tant d’ordre scolaire que d’ordre psychosocial.
Très souvent, il s’agit de jeunes adultes tout droit sortis du système de la protection de la jeunesse, sans diplôme d’études secondaires ou de formation professionnelle qui pourrait leur assurer un avenir stable.
« Mon rêve, c’est qu’on finisse par regarder ces jeunes-là et qu’on dise : "Ils sont une priorité." »
Le concept du Campus Agora est simple, mais pourtant unique : rassembler à un seul endroit tous les services dont a besoin cette clientèle particulière, c'est-à-dire de la scolarisation, de la formation professionnelle, du suivi individuel adapté, du soutien à l’insertion socioprofessionnelle et de l'hébergement.
Pensé selon le modèle d’un campus universitaire, ce campus serait public et géré de manière autonome en économie sociale. Il hébergerait 120 jeunes et serait situé près d’une station de métro dans la région métropolitaine montréalaise pour assurer la mobilité de ses résidents.
« L’idée, c’est d’avoir une approche enveloppante qui s’éloigne de l’approche en silo. Il faut que le jeune reçoive tous les services à un endroit sans avoir à prendre son petit sac à dos avec ses problèmes et devoir cogner à 12 portes pour espérer recevoir de l’aide. »
Quand il ferme les yeux, Benoit Bernier imagine clairement le Campus Agora, à un point tel qu'il en parle comme s'il s'y trouvait déjà.
C’est un milieu ouvert, accueillant, lumineux, où on se sent en sécurité
, dit-il avant d’enchaîner : Ici, on voit des enseignants avec de petits groupes d’élèves qui travaillent sur un projet. Certains reçoivent un soutien particulier avec des orthopédagogues et des psychoéducateurs. Là, il y aura un espace de restauration où des jeunes seront en apprentissage pour devenir cuisinier ou serveur. Et plus loin, on trouve des espaces communs et des résidences. Et pourquoi pas un jardin communautaire et peut-être même une ruche?
Un projet en phase avec le rapport Laurent
Les consultations sur le projet de loi 15 destiné à modifier la Loi sur la protection de la jeunesse sont en cours. Elles font suite aux travaux de la Commission spéciale sur les droits des enfants et sur la protection de la jeunesse (CDEPJ) présidée par Régine Laurent, qui recommandait notamment que le gouvernement accompagne davantage les jeunes de la DPJ dans leur transition vers l’âge adulte. Mais des gestes concrets se font toujours attendre en la matière.
Le projet Campus Agora pourrait répondre à plusieurs des recommandactions
présentées au chapitre 8 du rapport Laurent, notamment la mise en place d’un programme de soutien postplacement jusqu’à l’âge de 25 ans [destiné] aux jeunes en transition vers l’autonomie
.
Pour André Lebon, vice-président de la CDEPJ et psychoéducateur de formation, cet aspect du rapport est crucial. Ça fait des années qu’on aurait dû s’intéresser à la préparation de ces jeunes vers leur autonomie à la vie adulte.
M. Lebon rappelle que de nombreux jeunes adultes sont venus témoigner à la commission Laurent et ont raconté s’être retrouvés du jour au lendemain, une fois passé l’âge de 18 ans, complètement démunis et abandonnés. On leur remet un sac vert et on leur souhaite bonne chance. Pour une grande majorité d’entre eux, ils vont vivre de l’itinérance. Ils se retrouvent sans logement, sans métier, mal préparés pour la vie.
À l'âge de 19 ans, seulement 25 % des jeunes qui sortent d'une période de placement à la DPJ ont obtenu leur diplôme d'études secondaires, selon des données issues du ministère de l’Éducation colligées lors de l’Étude sur le devenir des jeunes placés (ÉDJEP), publiée en février 2020. C’est trois fois moins que pour l’ensemble des jeunes Québécois du même âge, qui présentent un taux de diplomation de 77,4 %.
Cette statistique enrage Nancy Audet, ex-enfant de la DPJ maintenant mère, journaliste, conférencière et marraine de la Fondation des enfants de la DPJ, qui déplore que rien ne soit fait pour améliorer les choses. On a des milliers d’enfants qui sortent du système et qui n’arrivent pas à avoir une vie active, un emploi stable, à contribuer à la société.
« On ne fait pas du tout ce qu’il faut pour scolariser les enfants de la DPJ : c’est un échec. Donc, c’est peut-être le bon moment pour penser "en dehors de la boîte" et donner une chance à une idée comme le projet Campus Agora. »
Nancy Audet estime que le Québec a beaucoup de difficulté à sortir des sentiers battus
. On essaie et on réessaie la même formule depuis des années et ça ne fonctionne pas avec ces enfants-là.
Elle dit côtoyer beaucoup de jeunes de la DPJ qui deviennent très anxieux à partir du moment où ils approchent l'âge de 17 ans. Je sais exactement comment ils se sentent. L’école, ils ne pensent pas à ça. Ils se demandent : "Comment je vais survivre dans un an, comme je vais payer mon loyer, mon épicerie?
"
Éviter des recettes qui ne fonctionnent pas
Le projet Campus Agora propose plusieurs éléments novateurs en plus de l'idée de rassembler des services à un seul endroit. Un de ces éléments est la formule de la scolarisation, qui met de côté l’approche actuelle de l’éducation aux adultes, pour obtenir le diplôme de cinquième secondaire.
Benoit Bernier préconise une approche pédagogique réaménagée
qui mettrait de côté la formation individualisée théorique pour préconiser l’apprentissage pratique multiniveau par projets, le tout encadré par une équipe multidisciplinaire de professionnels de l’adaptation scolaire. Il faut arrêter de se dire que ces jeunes-là doivent s’adapter aux structures existantes. Ça ne fonctionne pas pour eux.
Égide Royer, qui œuvre depuis plus de 40 ans en adaptation scolaire, appuie cette approche pour raccrocher
plus efficacement ces jeunes.
« L’éducation aux adultes est un des seuls services disponibles en ce moment, mais elle n’est pas en mesure de répondre aux besoins particuliers de ces jeunes. Il y a une rupture de services, un vacuum en ce qui a trait à la réussite des jeunes en difficulté. »
M. Royer souligne qu’il existe bien quelques écoles privées spécialisées pour les jeunes avec des problèmes complexes au Québec, mais ces établissements sont réservés aux mineurs. Rien n’est prévu pour les jeunes adultes. Ce groupe d’âge là est laissé pour compte depuis trop longtemps
, déplore-t-il.
Le projet Campus Agora souhaite également offrir des services de formation professionnelle basée notamment sur le compagnonnage.
Lors d’un séjour en Suisse, André Lebon a pu voir les bienfaits d’une telle approche. J’ai vu des jeunes avec de grandes difficultés de comportement être très motivés par l’apprentissage d’un métier en étant compagnons d’un électricien ou d’un plombier.
« Ils se voyaient apprendre un métier, être utiles, gagner un salaire. Ça les stimulait, ça diminuait leurs problèmes de comportement. Ça changeait tout pour eux. »
Ce projet offre une autre particularité innovatrice : la forme que prendrait l’hébergement. Des mentors étudiants
partageraient les appartements avec les jeunes participants au programme. Des étudiants en travail social, en éducation spécialisée ou en psychoéducation seraient ainsi appelés à devenir des colocataires modèles
pour les étudiants en apprentissage des codes de la vie sociale en cohabitation.
Nombreux appuis à un projet consensuel
Le projet Campus Agora est encore sur la table à dessin, mais il entre finalement en phase de réalisation après plusieurs années d'élaboration.
Il faut encore choisir un site et déposer une demande de financement officielle auprès du gouvernement. Cette dernière démarche est d'ailleurs imminente. Mais des rencontres préparatoires avec des représentants de divers ministères ont déjà eu lieu et l’accueil est prometteur, selon Benoît Bernier. Les gens à qui on a parlé sont très réceptifs et très à l’écoute des besoins de ces jeunes-là
, assure-t-il.
Les appuis au projet sont nombreux. Des ordres professionnels, notamment celui des psychologues et celui des conseillers d’orientation, le Conseil du patronat et l’Institut des troubles d’apprentissage font par exemple partie des organisations qui ont exprimé leur soutien.
L’ex-commissaire André Lebon ne tarit pas d'admiration pour le projet. Un campus où on héberge, accompagne et répond correctement à l’ensemble des besoins de ces jeunes-là, c’est génial!
Il souhaite que ce projet pilote soit le premier d’une série de campus semblables et que ces services soient aussi accessibles aux mineurs qui sont toujours dans le réseau de la protection de la jeunesse pour mieux les préparer à la vie qui les attend avant de les échapper
.
C’est très important que le projet se fasse. Je suis à ce point convaincu que je pense qu’il devrait y en avoir dans toutes les régions du Québec
, lance André Lebon.
Nancy Audet, de son côté, est elle aussi persuadée que, si elle avait pu bénéficier de l’existence d’un tel campus lorsqu’elle était plus jeune, son parcours aurait été moins tumultueux.
« Ça aurait complètement changé ma vie. Tout aurait été plus facile et je me serais rendue plus loin dans mes études. Surtout, j’aurais été une jeune beaucoup plus heureuse. J’espère qu’on va aimer assez nos jeunes pour miser sur un projet comme ça. »
Benoit Bernier, lui, souhaite lancer ce message aux décideurs pour que son grand rêve devienne réalité au plus vite :
« Ce qu’on demande, c’est ceci : voyez ces jeunes-là. Choisissez-les! C’est inacceptable de gâcher tout ce potentiel humain. Il faut que ça cesse! »