Il y a 1 an, l’Université Laurentienne se mettait à l’abri de ses créanciers
Le 1er février 2021, l'Université Laurentienne est devenue le tout premier établissement postsecondaire public au Canada à invoquer la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies.

L'Université Laurentienne s'est placée à l'abri de ses créanciers le 1er février 2021.
Photo : Radio-Canada / Yvon Theriault
Qu’est-ce qui a bien pu mener l’Université Laurentienne au bord du gouffre financier, au point d’invoquer la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC)?
Un an jour pour jour après la déclaration d’insolvabilité de l’établissement, la question taraude toujours les professeurs, les employés et les étudiants, qui ont tous payé le prix de cette mesure inédite pour un établissement public d'éducation postsecondaire au pays.
Elora Conrad est à trois mois de la fin de son baccalauréat en mathématiques et en études anciennes.
Elle commence déjà à planifier la suite de son parcours, mais elle n’oubliera pas de sitôt les 12 derniers mois qui lui ont fait ressentir beaucoup d’émotions variées
.
Le 1er février 2021, alors que l’Université Laurentienne annonçait publiquement qu’elle se plaçait l’abri de ses créanciers, elle se souvient d’avoir directement réconforté beaucoup d’étudiants
plus jeunes qu’elle en panique et qui se demandaient ce qui se passait
.
Je leur disais que ça va être correct, [...] que c’est juste quelque chose que l’université va faire pour s’en sortir, j’imaginais que c’était à cause de la COVID-19 qu’on était rendu à ce point-là
, relate-t-elle.
Par contre, deux mois plus tard — le 1er avril —, elle apprenait que l’Université Laurentienne comptait rompre ses liens avec ses universités fédérées, dont l’Université Thorneloe où elle suivait ses cours d’études anciennes.
Ceux-ci ne seraient donc plus reconnus par l’Université Laurentienne.
La semaine suivante, elle a dû encaisser un nouveau coup dur : l’Université Laurentienne annonçait la suppression de 69 programmes, dont 28 en français.
Et dans la longue liste, se trouvait celui de mathématiques.
Je me souviens juste d’avoir pleuré toute la journée parce qu’on ne savait pas [ce qui arrivait]
, raconte-t-elle.
« Je pense que c’est la chose qui m’a le plus frustrée dans la dernière année, c’est le fait de ne rien savoir. Il me semble que l’Université ne nous donne pas autant d’informations qu’ils nous en doivent. Il y a toujours d’autres questions qui ne se font pas répondre. »
Après de nombreuses démarches administratives, Elora Conrad a pu effectuer le dernier cours qui lui restait en mathématiques et elle a obtenu la permission de suivre ses cours d’études anciennes à l’Université Nipissing de North Bay.
Mais elle demeure secouée par son expérience.
Il faut vraiment que je me pousse pour terminer mes études. [...] Avec tout ce qui se passe, il y a quelque chose en moi qui me dit qu’en avril, ils ne vont pas me donner mon diplôme. Je sais que ça va arriver, mais [...] à cause de tout ce qui s’est passé, il y a cette peur encore.
J’ai laissé une partie de moi-même à Sudbury
Pour Connor Lafortune, quitter la Laurentienne était la seule option.
La crise a sonné alors qu’il achevait sa deuxième année en études autochtones, un programme offert par l’Université de Sudbury, un autre établissement fédéré à l’Université Laurentienne.
L’étudiant originaire de la Première Nation de Dokis, au sud-est du Grand Sudbury, a dû se tourner vers l’Université Nipissing, la seule où il pouvait continuer d’explorer surtout [ses] territoires, son histoire
.
Il est content
de son choix, mais il fait toujours le deuil de tous ceux dont il a été contraint de se séparer.
Certains des professeurs qui étaient autochtones, ce n’était pas vraiment des professeurs, c’était des oncles, des tantes, c’était une communauté que j’avais créée et j’ai dû laisser toute cette communauté à part. Il y en a qui ne sont plus à la Laurentienne, mais il y en a qui le sont encore. [...] J’ai vraiment laissé une partie de moi-même à Sudbury.
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Je me suis sentie trahie
Quitter ou rester? Lexey Burns s’est posé la question pendant des semaines
l’été dernier.
La dissolution de la fédération Laurentienne signifiait qu’elle ne pourrait plus suivre les cours de communications, qui étaient jusque-là offerts par l’Université Huntington.
Mais le programme d’anglais de l’Université Laurentienne, où elle était également inscrite, lui, avait été épargné.
J’étais tellement tiraillée entre mes amis, ma vie, ce que je veux faire avec mes études. J’avais tellement à découvrir à la Laurentienne
, indique celle qui était aussi la rédactrice en chef du journal étudiant anglophone The Lambda.
« J’ai l’impression que j’ai fait confiance à la Laurentienne avec mon éducation. Je leur ai promis quatre années de ma vie et beaucoup d’argent pour être capable d’étudier ce que je voulais. De les voir me retirer la raison pour laquelle j’y étais allée, je me suis sentie trahie. »
Par précaution, elle avait soumis des demandes d’admission à d’autres universités et avait commencé à recevoir des offres de transfert.
Les tergiversations se sont arrêtées après un accident de voiture, qui lui a fait remarquer que la vie était trop courte pour rester indécise.
Elle a choisi l’Université de Toronto, où elle se réjouit d’avoir déjà reçu plusieurs opportunités
. Elle est maintenant cheffe du bureau de Mississauga du journal étudiant The Varsity.
Loin de Sudbury, elle cherche toujours à comprendre pourquoi l’Université Laurentienne a fait ce qu’elle a fait
.
Pourquoi, se demande-t-elle par exemple, l’administration n’a-t-elle pas tenu compte, dans ses coupes, du fait que certains programmes supprimés offraient des cours au choix à de nombreux étudiants, même si ces derniers n’y étaient pas nécessairement inscrits à temps plein?
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Les syndicats à la recherche de réponses
Le président de l’Association des professeures et professeurs de l’Université Laurentienne (APPUL), Fabrice Colin, réclame aussi une compréhension exacte de ce qui s’est passé
.
Une étude indépendante des finances de l’établissement, commandée l’an dernier par Radio-Canada, a conclu que plusieurs facteurs avaient contribué à la précarité financière de la Laurentienne.
Cela inclut les restrictions de financement de la province, le faible nombre d’inscriptions et l’accumulation de dettes en raison de projets de constructions ambitieux.
Dans les rares entrevues qu’il a accordées aux médias depuis la déclaration d’insolvabilité, le recteur de l’Université Laurentienne, Robert Haché, a toujours maintenu que le recours à la LACC était la seule et unique voie qui s’offrait à l’établissement.
À la fin, c'est une décision des gouverneurs qui a été prise à la dernière minute en reconnaissait que nous avions simplement deux choix : d'entamer le processus de la LACC ou de fermer les portes de l'Université
, disait-il à l'antenne de Radio-Canada le 14 septembre.
L’Université Laurentienne est le tout premier établissement public d’enseignement postsecondaire au Canada à se prévaloir de la LACC
.L’argument ne convainc pas M. Colin, qui soutient que cela aurait pu être évité si d’emblée, il y avait eu de la transparence, de la reddition de comptes
.
Il déplore que l’Université Laurentienne n’ait pas plutôt invoqué la clause de situation financière critique qui est prévue dans la convention collective de l’APPUL
.Cette clause aurait permis aux membres de la communauté universitaire de participer ensemble à la recherche de solutions.
En plus des nombreux programmes supprimés, une centaine de professeurs de l’Université Laurentienne ont été licenciés en avril 2021, ce qui a causé un traumatisme pour l’ensemble non seulement de la communauté universitaire [...], mais également pour la communauté sudburoise
, souligne M. Colin.
Les législateurs ontariens tentent aussi de faire la lumière sur les circonstances ayant mené à la crise financière de l’Université Laurentienne.
lls se battent toujours en ce moment devant la justice contre l’établissement, qui refuse de leur soumettre des documents confidentiels.
« Il y a encore énormément d’éléments qui nous échappent à l’heure actuelle. [...] Il faut absolument que toute la lumière soit faite sur les circonstances qui nous ont amenés à cette situation catastrophique. »
Évidemment, c’est la seule manière dont la page pourra être tournée et que le processus de guérison pourra être entamé, en particulier pour toutes les victimes de ce processus
, ajoute le président de l'APPUL.
Notre nom a été traîné dans la boue
Le président du Syndicat des employés de l’Université Laurentienne (SEUL), Tom Fenske, abonde dans le même sens que M. Colin. La confiance envers certains hauts dirigeants [de l’Université Laurentienne], le conseil des gouverneurs et les avocats s’est effritée
, signale-t-il.
« Si j’étais tellement sûr de quelque chose, je voudrais que le monde sache pourquoi j’ai décidé de faire ce que j’ai fait, parce que ça soutiendrait ma décision. [...] Mais ce n’est pas ce qui se passe, et c’est incroyablement frustrant et incroyablement suspect. »
Le 12 avril 2021, 41 membres du SEUL
ont reçu leur avis de licenciement.Toutefois, des 27 qui occupaient des postes permanents, 17 ont déjà été rappelés au travail, note M. Fenske, quoique parfois dans des postes différents et avec des salaires différents
.
Ça montre leur bon caractère, de revenir à une institution qui venait de leur dire qu’elle ne voulait plus d’eux. Leur principale motivation est d’appuyer les étudiants
, fait savoir le syndicaliste.
Mais c’est difficile, parce que notre nom, le nom de l’Université Laurentienne, a été traîné dans la boue au cours de la dernière année
, ajoute-t-il.
« La Laurentienne est le produit de ses gens, les professeurs, le personnel et les étudiants... et ces individus travaillaient très fort avant [la crise], travaillent très fort pendant [la crise] et nous continuerons de travailler après [la crise]. C’est un petit groupe d’individus qui est responsable de ce qui s’est passé. La Laurentienne en soi est une institution forte avec des gens formidables. »
Le recteur de l’Université Laurentienne, Robert Haché, a décliné notre demande d’entrevue.
Dans une déclaration, il indique que l’Université a fait beaucoup de chemin au cours des douze derniers mois pour s’assurer un avenir financièrement viable
.
« Nous savons que nous avons beaucoup de travail à faire pour regagner la confiance de la communauté francophone, mais nous voulons travailler en partenariat afin que chaque personne qui se soucie du succès de la Laurentienne puisse jouer un rôle en l’aidant à remplir son mandat de bilinguisme au meilleur de sa capacité. [...] »
En fin de compte, notre but est de demeurer la destination de choix dans le Nord pour les personnes qui désirent faire des études en français dans un environnement bilingue et triculturel
, peut-on aussi lire dans la déclaration.
Des conséquences sur tout le secteur postsecondaire, estime un expert
Le consultant en éducation postsecondaire, Alex Usher, suit de très près la situation de l’Université Laurentienne.
Un an après la déclaration d’insolvabilité de l’établissement, son analyse est sans équivoque : la communauté avait le droit d’être consultée [à l’avance] sur quelque chose comme ça
.
Peut-être que l’administration n’aurait pas eu d’autre choix [que d’avoir recours à la LACC] si la communauté rejetait les solutions, mais au moins la communauté aurait eu la chance de discuter, de faire le débat à l’interne et c’est ça qu’il faut pour soutenir et promouvoir une communauté.
Au cours de la dernière année, de nombreux intervenants ont souvent fait allusion à l’Université Laurentienne comme étant le canari dans une mine de charbon.
Ils craignent que d’autres établissements postsecondaires ontariens n’aient recours à la LACC
.À travers ses analyses, Alex Usher ne croit pas que le cas de l’Université Laurentienne soit prémonitoire, ou du moins pas dans un avenir rapproché : il n’y a pas d’autres universités qui ont les mêmes problèmes de dettes
.
Mais la crise financière de l’établissement aura une autre conséquence majeure, à son avis.
M. Usher estime que le long délai du gouvernement ontarien à venir à la rescousse de l’Université Laurentienne, aura un impact négatif sur la capacité des collèges et universités à emprunter de l’argent à des institutions financières.
Malgré les appels répétés de syndicats et de politiciens, entre autres, à fournir un appui financier d’urgence à l’Université, le gouvernement Ford a longtemps répliqué qu’il ne pouvait pas s’ingérer dans un dossier se trouvant devant les tribunaux.
Ce n’est qu’en décembre 2021 qu’il a posé un premier geste de taille, en s’engageant à refinancer la dette de 35 millions $ qu’avait contractée l’Université auprès de l’entreprise Firm Capital pour commencer sa restructuration.
Les banques croyaient évidemment que les universités ontariennes étaient trop grosses pour échouer, qu’il n’y a aucune chance que les gouvernements laisseraient les universités [dans l’incapacité de] payer leurs dettes. [...] Elles croyaient qu’il y avait une garantie implicite, puis il n’y en avait pas
, observe M. Usher.
« Et donc, les taux d’intérêt sur ces prêts-là vont être rehaussés parce que les banques comprennent maintenant qu’ils ne sont pas garantis et ça va coûter cher à tout le secteur. »
Parmi les plus grands créanciers de l’Université Laurentienne, se trouvent les banques RBC et TD à qui l’établissement doit une somme totale d'environ 90 millions $.
L'Université Laurentienne vient d'obtenir une troisième prolongation de sa protection contre ses créanciers, qui s'étendra jusqu'au 31 mai.
La crise financière de l’Université Laurentienne a poussé des législateurs fédéraux à réclamer des amendements à la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies pour empêcher les établissements postsecondaires publics de s’en prévaloir.
En avril 2021, l’ex-député libéral de Sudbury, Paul Lefebvre, a déposé un projet de loi privé en ce sens, qui est mort au feuilleton lors de la dissolution du Parlement en août.
En novembre, la sénatrice franco-ontarienne Lucie Moncion a déposé le projet de loi S-215 visant à modifier la LACC et la Loi sur la faillite et l’insolvabilité de manière à ce que les collèges et universités du pays ne puissent pas y avoir recours.