L’Indo-Pacifique et le grand rattrapage d’Ottawa
« Si le Canada n'a pas de stratégie indo-pacifique, il ne fait pas partie du processus d'élaboration des règles. Cela signifie qu'il peut être lésé par celles établies par d'autres pays. »

Ottawa tarde à articuler sa stratégie pour l'Indo-Pacifique et plusieurs alliés s'impatientent alors que la montée de la Chine modifie la géopolitique.
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La crise en Ukraine s'est imposée comme le premier test de l’année en politique étrangère pour le gouvernement Trudeau. Mais Ottawa fait aussi face à un autre défi tout aussi considérable sur le plan diplomatique, quoique beaucoup moins bruyant et moins visible : articuler une stratégie canadienne dans la région indo-pacifique.
Pourquoi? Parce que l'approche bilatérale et les politiques à la pièce d'Ottawa dans la région ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux du moment.
L’Indo-Pacifique est devenu le théâtre d’un grand jeu des puissances mondiales. Les profondes transformations stratégiques en cours dans cet espace mènent plusieurs pays à se ruer vers cette région pour contrer notamment l’influence de la Chine sur le plan économique et sécuritaire.
À elle seule, l’Indo-Pacifique, qui s'étend de l'océan Pacifique à l'océan Indien occidental, génère déjà près de 40 % de la richesse globale. Le Fonds monétaire international prédit qu’elle pourrait représenter plus de la moitié du PIB mondial en 2040.

Un ouvrier passe devant des conteneurs dans un port en eau profonde des Philippines.
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Où se trouve donc le Canada dans cet immense terrain de jeu? Des experts posent la question et tirent la sonnette d’alarme depuis des années. C'est juste trop long. On ne sent pas l’urgence. Nous n'avons pas clairement déterminé nos intérêts nationaux dans la région et notre retard a déjà causé beaucoup de dommages
, explique Jonathan Berkshire Miller, le directeur du programme Indo-Pacifique de l'Institut Macdonald-Laurier.
Le signal le plus fort envoyé à ce jour par le gouvernement Trudeau se trouve dans la lettre de mandat de sa ministre des Affaires étrangères. Mélanie Joly doit élaborer et mettre en œuvre une nouvelle stratégie indo-pacifique exhaustive pour renforcer les partenariats en matière de diplomatie, d’économie et de défense
.
Vous ne pouvez plus vous rendre dans ces pays et vous contenter de parler de commerce. Il est difficile de changer les perceptions dans cette région. Ça va prendre un engagement constant à l'échelle ministérielle. Il faut que le premier ministre fasse un discours au moins une fois sur ce sujet.
La pression sur Ottawa ne vient pas juste des experts. De nombreux pays, y compris des alliés du Canada, tapent du pied alors que la montée en puissance de la Chine a modifié les calculs géopolitiques de la région.
Pendant ce temps, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et l’Union européenne ont tous déjà accouché de visions et de stratégies pour cette région du monde de première importance. Même le gouvernement du Québec a présenté en décembre sa stratégie pour renforcer et renouveler son action en Indo-Pacifique
.
Pourtant, cela fait plus de deux ans qu’un groupe de travail sous l’égide d’Affaires mondiales Canada a commencé à travailler à un plan dont on sait très peu de choses.
Alors que le ministère refuse de préciser quand une stratégie pourrait être rendue publique, une source gouvernementale proche du dossier a indiqué à Radio-Canada que les choses progressent, mais qu’il reste encore beaucoup de travail à faire avant de présenter cette stratégie. C’est plus une question de mois que de semaines.
Il faut s'attendre à ce que le plan signale l’engagement vers une plus grande empreinte diplomatique dans la région indo-pacifique. De plus, les informations qui circulent dans la capitale fédérale laissent entendre que le Canada envisage d’investir de manière plus significative dans les infrastructures de la région.
La Chine consacre un billion de dollars américains à la construction de chemins de fer, de ports et de pipelines, par le biais de son initiative stratégique de la nouvelle route de la soie
. Une façon, aux yeux de plusieurs, de consolider son influence politique et d’étendre sa portée militaire.
S’ajoute à cela l'éternel enjeu frontalier de la mer de Chine méridionale. Pékin considère qu’elle lui appartient dans sa quasi-intégralité. Le Centre d'études stratégiques et internationales basé à Washington estime que, pour le Canada, un commerce annuel de près de 22 milliards de dollars américains traverse cet espace maritime.

Un porte-avions américain navigue dans la mer de Chine méridionale dans le cadre d’un exercice militaire annuel conjoint avec les Philippines.
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Le renforcement considérable des capacités militaires des pays situés dans l'espace indo-pacifique témoigne de tensions croissantes autour de territoires et de zones maritimes contestés. La part de cette région dans les dépenses militaires mondiales est d’ailleurs passée de 20 % à 28 % en l’espace de 10 ans.
En réponse à la pression de certains alliés, Ottawa considère la possibilité d'accroître la présence de la Marine canadienne dans la région. L’ensemble de sa stratégie indo-pacifique devrait s'élever à plusieurs milliards de dollars, mais le montant total n’est pas encore arrêté.
Comme la politique est toujours en cours d’élaboration, il est encore trop tôt pour mettre un prix final sur cette stratégie
, ajoute la source gouvernementale.
Chose certaine, il est maintenant presque acquis dans les hautes sphères d'Affaires mondiales que le prochain budget ne devrait pas révéler les coûts de cette stratégie, sinon pour quelques généralités.
Toutefois, il serait faux de prétendre qu’Ottawa est entre-temps demeuré inactif pour renforcer ses assises. Il vient d’entamer des négociations de libre-échange avec l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE), un groupe de dix pays comprenant l'Indonésie, Singapour, les Philippines et le Vietnam. Le Canada a également augmenté sa participation aux exercices militaires conjoints avec ses alliés dans la région.

Une femme passe devant les drapeaux nationaux de certains pays membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est.
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Mais plus il tarde à s’engager dans une stratégie d’ensemble et à la mettre en branle, plus il court un danger. Si le Canada n'a pas de stratégie indo-pacifique, il ne fait pas partie du processus d'élaboration des règles
, explique Stephen Nagy, du Département de sciences politiques et d’études internationales de l’Université chrétienne internationale de Tokyo. Cela signifie que le Canada peut être lésé par les règles établies par d'autres pays. Les entreprises canadiennes n'auront pas les mêmes privilèges que les entreprises américaines ou japonaises, par exemple.
Lorsque je parle à des diplomates de différents pays, l'une des premières questions qu'ils me posent est de savoir où en est la stratégie indo-pacifique du Canada. À quoi pense le gouvernement Trudeau? Les parties prenantes de la région ne comprennent pas l'approche du Canada.
Stephen Nagy, un Canadien, a lui-même été consulté l’automne dernier par Affaires mondiales Canada en vue de l’élaboration du plan.
Il est de plus en plus convaincu qu’Ottawa ne finalisera pas son document tant qu’il n’aura pas une meilleure idée du plan de match de l’administration Biden. Washington cherche à remodeler l’équilibre des forces dans cette région dominée par la Chine.
Le Canada craint d'être pris au piège dans une stratégie indo-pacifique américaine trop militarisée. Je pense qu'il essaie de se positionner de manière à pouvoir modifier sa position après avoir vu ce que l'administration Biden va faire.

Le secrétaire d'État américain Antony Blinken prononce un discours sur la vision indo-pacifique de l'administration Biden à Jakarta, en Indonésie, le 14 décembre dernier.
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Attendre peut avoir ses avantages, mais peut aussi avoir un prix.
Jusqu'à présent, le Canada a dû se contenter d’un rôle de spectateur lors de la création par les États-Unis de nouvelles coalitions flexibles composées de petits groupes de pays, montées au gré des intérêts partagés et des zones d’influence.
Dans un récent discours à Jakarta en Indonésie, le secrétaire d’État américain exposait la politique américaine dans cette région. Antony Blinken a bien pris soin de mentionner presque tous les acteurs asiatiques par leur nom.
Près d’une vingtaine de pays figuraient dans son énoncé. Le chef de la diplomatie a insisté pour souligner l’importance du Royaume-Uni et de l'Union européenne pour l’avenir de l’Indo-Pacifique. Il n'a pas mentionné une seule fois le Canada.