Le Canada n’est pas à l’abri des campagnes de désinformation électorales de la Chine
Le Service canadien du renseignement de sécurité a rencontré des députés pour les mettre en garde contre des risques d'ingérence électorale.

Plusieurs rapports publiés ces derniers mois sonnent l'alarme sur une possible ingérence de la Chine dans le processus électoral au Canada.
Photo : Getty Images / Lintao Zhang
Le Canada n'est pas à l'abri d'opérations d'influence de la part d'organisations liées au gouvernement chinois, notamment par l’intermédiaire d’outils informatiques et des médias sociaux, disent des experts, alors que l'attention du monde entier se tourne vers la Chine et ses méthodes de surveillance, à la veille des Jeux olympiques de Pékin.
L’ex-député conservateur Kenny Chiu, défait lors des dernières élections fédérales dans la circonscription de Steveston-Richmond-Est, en banlieue de Vancouver, croit avoir été visé par une campagne de désinformation organisée ayant pour but de lui faire perdre son siège en septembre 2021.
Toute victoire ou défaite électorale est due à plusieurs facteurs », précise-t-il en entrevue. « [Mais] quand les nombres sont serrés, même une interférence étrangère d’une efficacité minime peut avoir un impact sur le résultat.
M. Chiu affirme avoir été accusé faussement dans des médias de langue chinoise et sur les médias sociaux chinois, très utilisés par de nombreux Sino-Canadiens, d’être anti-Chinois
en raison de ses prises de position ou encore de participer au racisme anti-Asiatiques
.
Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a rencontré Kenny Chiu à plus d’une reprise pendant qu’il était député, notamment juste avant les dernières élections fédérales, indique le candidat défait.
Le SCRS communique régulièrement avec des fonctionnaires ainsi que des représentants du gouvernement, du secteur privé et d’autres organisations, entre autres, afin de discuter des menaces pour la sécurité et les intérêts du Canada et leur offrir des séances d’information sur des menaces en particulier
, explique une porte-parole par courriel. Il peut notamment s’agir de représentants élus.
À lire aussi :
Originaire de Hong Kong, l’ex-député Kenny Chiu a critiqué à de nombreuses reprises les actions du régime communiste, notamment en dénonçant l’internement massif de membres de la minorité musulmane au Xinjiang, dans l’ouest de la Chine, et les assauts contre la démocratie dans l’ancien territoire britannique qui l’a vu naître et où il s’est rendu comme observateur électoral en 2019.
Il a aussi déposé un projet de loi privé à la Chambre des communes en avril 2021, dont l’objectif était de mettre sur pied un registre public des agents d’influence étrangers, qui obligerait ceux qui font du lobbying auprès des parlementaires à déclarer ouvertement leurs liens avec un gouvernement étranger.
Selon M. Chiu, le but du défunt projet de loi C-282, inspiré d’une loi australienne, était de rendre plus transparentes les interactions entre les représentants élus et les lobbyistes.

L'ancien député conservateur Kenny Chiu, défait en 2021, affirme avoir été la cible d'une campagne de désinformation.
Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld
L’initiative a été condamnée sur les médias sociaux chinois comme WeChat et dans certains médias en ligne. Un article a allégué, par exemple, que le candidat avait comme but de supprimer la communauté chinoise
au Canada.
Largement relayées sur des plateformes très consultées par de nombreux Canadiens d’origine chinoise, qui constituent environ la moitié de la population de la circonscription de Steveston-Richmond-Est, ces affirmations ont pu influencer le vote d’une part considérable d’électeurs, croit Kenny Chiu, défait par le libéral Parm Bains.
L’ex-député raconte qu’il lui est souvent arrivé, en faisant du porte-à-porte pendant la campagne, qu’on la lui ferme au nez dès qu’il mentionnait son nom.
Kenny Chiu soutient toujours la ligne ferme à l’égard du Parti communiste chinois qu’ont adoptée le Parti conservateur et son chef, Erin O’Toole, pendant la campagne, mais il croit que la formation politique a sous-estimé le risque de cette position et l’opposition suscitée dans une partie de la communauté chinoise.
Une désinformation possiblement organisée
La désinformation à l’encontre de Kenny Chiu a-t-elle été organisée par des organismes ou des personnes liés au gouvernement chinois?
Des analyses du Laboratoire de recherche en criminalistique numérique de l’Atlantic Council et de la plateforme de surveillance de la désinformation DisinfoWatch, publiées ces derniers mois, en soulèvent la possibilité.
Ces fausses nouvelles étaient fabriquées sur mesure pour la communauté chinoise
, affirme la chercheuse Sze-Fung Lee, de l’École des sciences de l'information de l’Université McGill, coauteure d’un récent article dans Options politiques, une publication de l’Institut de recherche en politiques publiques, où elle appelle le gouvernement canadien à agir plus fermement contre l’ingérence étrangère au pays.
Selon Mme Lee, la rhétorique dépeignant les Sino-Canadiens comme cibles et victimes du projet de loi déposé par Kenny Chiu visait à faire croire à de la discrimination raciale, alimentant par là un certain sentiment nationaliste et pro-Chinois, particulièrement chez les personnes ayant déjà tendance à soutenir Pékin.
Cela aide à construire des oppositions binaires, du type "eux contre nous"
, dit Sze-Fung Lee, qui croit peu probable qu’une personne ordinaire
soit à l’origine de ce genre de campagne, même s’il lui est impossible de le prouver.
À lire aussi :
Mise en garde du SCRS contre l'ingérence étrangère
Le SCRS, qui a publié en juillet 2021 un document (Nouvelle fenêtre) soulignant la vulnérabilité des institutions démocratiques canadiennes face à des acteurs étatiques hostiles, explique qu’un protocole en cas d’incident électoral majeur existe et qu’il serait activé si l’intégrité du processus électoral était menacée.
L’une des étapes, une annonce publique, a lieu si un groupe d’experts juge que des incidents risquent d’entraver la capacité du Canada à tenir des élections libres et équitables, explique l'agence de renseignement, ce qui n’a pas été le cas lors des deux dernières élections.

Jenny Kwan est la députée néo-démocrate de la circonscription de Vancouver-Est, qui comprend le quartier chinois historique de la ville.
Photo : Radio-Canada / Maggie MacPherson
La députée du Nouveau Parti démocratique (NPD) dans Vancouver-Est, Jenny Kwan, affirme avoir été elle aussi interrogée par des agents du SCRS, qui souhaitaient notamment lui apprendre à repérer de possibles cas d’interférence et l’informer de la manière de les signaler aux autorités compétentes.
Je pense que c’est important que les députés soient mis au courant des inquiétudes liées à l’influence étrangère, que ce soit de la Chine, de la Russie ou de l’Iran, ou de tout autre pays », dit-elle. « Nous avons besoin d’être sur le qui-vive.
Jenny Kwan, originaire comme Kenny Chiu de Hong Kong, a dénoncé à de nombreuses reprises l’érosion démocratique dans la ville asiatique et participé à plusieurs manifestations à Vancouver, où vit une importante diaspora hongkongaise.
Jenny Kwan dit ne pas avoir connaissance de campagnes de désinformation la visant en particulier. Elle affirme toutefois ne plus utiliser le réseau social chinois WeChat depuis qu’une de ses publications à propos de Hong Kong, critique du gouvernement chinois, en a été retirée.
Nous vivons dans une société libre et démocratique, et la liberté d’expression est un droit humain protégé
, déclare-t-elle.
J’ai arrêté d’utiliser cette plateforme parce que je ne voulais pas me soumettre à la censure, ajoute la députée. Quant à la désinformation, je comprends qu’une bonne partie de cette activité se déroule dans des salles de chat, mais, puisque je n’utilise plus [WeChat], je ne sais pas si j’y suis prise pour cible et ce qui s’y passe.
La diaspora, une cible vulnérable
La diaspora chinoise est particulièrement vulnérable aux campagnes de désinformation, affirme la chercheuse Sze-Fung Lee, notamment en raison de ces réseaux sociaux où certains sujets ne peuvent être abordés du tout, ou abordés selon un seul point de vue.
Toutefois, leur utilisation est essentielle pour communiquer avec des proches restés en Chine, où Facebook et Twitter sont interdits.
Selon Kenny Chiu, bien que la désinformation existe aussi sur ces plateformes utilisées en Occident, la différence est qu’il n’y a pas une superpuissance
derrière elles, qui peut contrôler les messages qui y circulent.
De plus, ajoute-t-il, une partie de la communauté chinoise parle peu ou mal l’anglais, et a peu tendance à consommer des nouvelles venant de médias traditionnels
, où elle serait exposée à des points de vue différents.
Le Bureau du conseil privé affirme qu’un groupe rassemblant le SCRS, la Gendarmerie royale du Canada (GRC), le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) et Affaires mondiales Canada travaille à surveiller les signes d’ingérence étrangère dans le processus électoral.
La GRC, questionnée sur l’existence ou non d’enquêtes en lien avec une ingérence étrangère lors des élections fédérales, répond qu'elle ne communique généralement pas de renseignements avant que des accusations ne soient portées et que l’affaire relève du domaine public
.