Tests aux frontières : Ottawa a accordé plus d’un milliard à des entreprises privées
Le gouvernement Trudeau n’envisage pas d’alléger les restrictions visant les voyageurs arrivant au Canada. Pourtant, oppositions et experts estiment que le fédéral a opté pour une stratégie aussi onéreuse qu’inefficace.
Les règles pour le dépistage au retour au Canada ont changé à plusieurs reprises dans la dernière année. Au fil des mois, quatre entreprises ont obtenu par appels d'offres des contrats du fédéral pour fournir ce service de dépistage.
Photo : Reuters / Chris Helgren
La facture prend de l’ampleur. Et ce n’est pas terminé. Loin de là.
Pour réaliser les tests PCR de dépistage, obligatoires dans les aéroports canadiens depuis le mois de décembre pour tous les passagers arrivant au pays, le gouvernement de Justin Trudeau a déjà signé de juteux contrats avec plusieurs compagnies privées.
À l’heure actuelle, le montant total de ces accords, depuis février 2021, s’élève à plus de 1,15 milliard de dollars, a appris Radio-Canada.
Un montant qui devrait encore être revu à la hausse dans les prochains mois. Ottawa se prépare à attribuer de nouveaux contrats partout au pays
, a indiqué Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC).
Des contrats bientôt renouvelés
Présente aux aéroports de Montréal et de Winnipeg, l’entreprise Dynacare a obtenu, pour l’instant, le contrat le plus important. Comme l’a révélé en début de semaine Radio-Canada, celui-ci a grimpé à 448 millions. Il couvre la période allant de janvier à fin avril.
L’an passé, entre fin avril et décembre 2021, l’entreprise sous contrôle américain avait déjà obtenu un contrat fédéral pour un montant de 80 millions.
Dynacare est cependant au cœur de multiples plaintes de voyageurs, qui déplorent la lenteur du service et d'importants problèmes de communication. Les résultats des tests peuvent prendre une semaine à sortir et, durant cette attente, les voyageurs doivent rester en isolement même s’ils sont doublement vaccinés et ont obtenu un test PCR négatif avant l’embarquement.
Afin de corriger cette situation, Ottawa a récemment octroyé à Biron Groupe Santé un contrat de 75 millions pour fournir des services de dépistage de la COVID-19 à certains points d'entrée aériens et terrestres, dont le chemin Roxham, et aux aéroports de Montréal et de Québec
, détaille une porte-parole de SPAC.
D’autres entreprises sont également responsables de ces tests de dépistage au pays. Switch Health, dans la tourmente au printemps passé en raison de longs délais de traitement, est maintenant responsable du dépistage en Ontario, en Alberta et en Nouvelle-Écosse. Son contrat de 440 millions est en vigueur jusqu’à la fin du printemps.
La firme LifeLabs, en Colombie-Britannique, a quant à elle reçu 111 millions. Cette entente arrive à échéance à la fin du mois.
Les contrats signés par Ottawa :
- Dynacare (28 avril 2021 au 31 décembre 2021) : 80 M$
- Dynacare (1er janvier 2022 au 30 avril 2022) : 448 M$
- Switch Health (20 février 2021 au 31 mai 2022) : 440 M$
- LifeLabs (juin 2021 au 31 janvier 2022) : 111 M$
- Biron Groupe Santé (21 décembre 2021 au 30 avril 2022) : 74,8 M$
Toutes ces ententes pourraient prochainement être renouvelées et les montants pourraient, eux aussi, être revus à la hausse.
L’objectif, souligne le gouvernement Trudeau, est de soutenir l’évolution des exigences en matière de dépistage à la frontière
.
« En raison de l'ampleur des besoins, le Canada cherche à attribuer au moins un contrat par province ou territoire. »
Plus tôt cette semaine, le ministre de la Santé, Jean-Yves Duclos, avait d’ailleurs rejeté toute éventualité d’un allégement des restrictions à la frontière, en parlant d’une situation dans beaucoup de pays [qui] est de plus en plus grave
.
Payer le gros prix pour des résultats discutables
Presque un an après l’apparition des premiers tests de dépistage à la frontière, plusieurs experts se demandent si le gouvernement canadien a opté pour la bonne stratégie en payant des sommes importantes à des entreprises privées offrant des services critiqués à répétition dans les derniers mois.
L’infectiologue et microbiologiste Yves Longtin estime que les deux objectifs de base de la stratégie gouvernementale de dépistage des voyageurs, limiter la propagation des cas de COVID-19 depuis l’étranger et bloquer l’introduction de nouveaux variants au pays, ont échoué.
Si la stratégie avait vraiment protégé les Canadiens contre la COVID-19 ou contre les variants, peut-être que les montants dépensés auraient été justifiés, affirme-t-il. Mais étant donné le manque d’efficacité de la stratégie, les montants sont tout à fait discutables.
À ses yeux, les intentions initiales du gouvernement, en se tournant vers des firmes privées, étaient honorables et visaient à éviter de surcharger les réseaux de dépistage publics des provinces. Il ajoute cependant, à l’instar d’autres scientifiques, qu’il s’agit désormais d’une pratique dépassée, incohérente et en décalage
avec l’approche actuelle de santé publique.
« ll faudrait avoir le courage de dire qu’en 2022 cette approche-là n’est plus pertinente, qu’elle coûte trop cher pour des résultats trop peu concluants. »
Andrew D’Amours, cofondateur de Flytrippers, a surveillé de près le dossier, sans cesse en évolution, des règles imposées aux voyageurs.
La qualité du service donné par ces entreprises était loin d’être à la hauteur des ententes conclues avec elles, résume-t-il, tout en déplorant la lourdeur logistique, qui nécessite parfois une supervision médicale à distance et un transport d'échantillons par courrier.
On paye le gros prix. On n’a pas de résultat et des mauvais services
, juge-t-il.
M. D’Amours dénonce également l’impunité dont bénéficient ces entreprises, qui voient leurs contrats être renouvelés malgré les nombreuses insatisfactions exprimées.
« C’est très mal géré depuis le début. Il semble n’y avoir aucune conséquence à être incompétent et à ne pas offrir le service pour lequel on est payé. Le gouvernement ne fait pas grand-chose pour régler la situation, malheureusement. »
Une privatisation du dépistage dénoncée
À Ottawa, les partis d’opposition perdent patience.
Les libéraux de Trudeau n'ont pas su tirer les leçons de leurs erreurs durant cette pandémie
, clame le député conservateur Pierre Paul-Hus.
« Les libéraux doivent s'assurer que les contribuables canadiens obtiennent une bonne valeur et un bon service pour leur argent, surtout en ce qui concerne les tests pour la COVID-19. »
Le député néo-démocrate Alexandre Boulerice critique une gestion improvisée, chaotique et incohérente
du gouvernement Trudeau dans ce dossier. Ottawa aurait dû, estime-t-il, se doter de capacités publiques de dépistage pour mieux contrôler la qualité et le suivi des services.
« On sous-traite. On privatise. Le service n’est pas bon et les retards sont nombreux. Ce sont des grandes compagnies privées qui empochent des centaines de millions de dollars d’argent public! »
C’est beaucoup d’argent donné à des compagnies privées pour quelque chose qui était mal ficelé dès le départ. Et pour un résultat qui n’est pas toujours au rendez-vous
, lâche de son côté la députée bloquiste Kristina Michaud.
« Comment se fait-il qu’on paye si cher et qu'on n'a pas le service pour lequel on a payé? Peut-être qu’on aurait dû investir autrement. »
L’élue québécoise se plaint aussi du manque de transparence du gouvernement qui se cache
, selon elle, derrière l’exception au titre de la sécurité nationale pour ne rendre publiques que des informations limitées sur ces ententes commerciales.
Il a d’ailleurs été impossible de connaître le prix unitaire des tests effectués par ces différentes entreprises afin de comparer le prix payé pour ces tests et celui payé, par exemple, dans le réseau de dépistage public des provinces.
« Nous menons nos activités au sein d’un marché extrêmement concurrentiel, nous ne pouvons pas dévoiler certains éléments d’information qui pourraient nuire au gouvernement du Canada en ce qui a trait à sa capacité, à l’avenir, de garantir l’accès aux fournitures dont nous avons besoin. »
On a beau être en pandémie, on a beau vouloir faire confiance au gouvernement, on se demande : est-ce que le prix payé était le bon?
s'interroge Mme Michaud.
Avec la collaboration d’Aude Garachon