La grande démission : changer de vie pendant la pandémie
Depuis deux ans, des milliers de personnes ont tenté d'orienter leur emploi et leur vie en fonction de leurs valeurs.

Durant la pandémie, Geneviève Louise Latour a décidé de s'installer à Rogersville, au Nouveau-Brunswick, pour y mener une vie en harmonie avec ses valeurs.
Photo : Radio-Canada / Michel Corriveau
Plusieurs personnes ont complètement remis en question leur emploi et leur mode de vie pendant la pandémie. Le phénomène est très fort aux États-Unis, et il commence à se répandre au Canada.
On appelle ce phénomène social la « grande démission ».
Le monde arrête de tourner et des réflexions s'imposent
Luc Doucette, originaire de Rogersville, vivait avec sa conjointe à Montréal depuis plusieurs années où il était technicien en ingénierie. Sa conjointe s’était trouvé un nouvel emploi juste avant le début de la pandémie.

Luc Doucette a quitté Montréal, avec sa conjointe, pour venir ouvrir un café à Rogersville, au Nouveau-Brunswick.
Photo : Radio-Canada / Michel Corriveau
Mais après des mois dans leur appartement du Plateau Mont-Royal, ils ont décidé de tout laisser derrière pour revenir au Nouveau-Brunswick.
On a retrouvé de l’espace, on a retrouvé de la famille, on s’est fait de nouveaux amis aussi à Rogersville, on a retrouvé une sorte de nostalgie je dirais en Acadie, moi je voulais déménager en Acadie, donc on retrouve ce sens d’appartenance
, explique-t-il.
Cette grande décision, Luc Doucette et sa conjointe l’ont prise durant le moment d’arrêt imposé par la COVID-19.
C’est sûr que la pandémie a forcé les gens à réfléchir à c’est quoi leurs vraies valeurs, et quand tu mets une pause sur le métro-boulot-dodo, la routine du quotidien, c’est sûr que c’est un bon temps pour réfléchir.
Le natif de Rogersville a donc mis l’ingénierie de côté pour se consacrer à un tout nouveau café, installé dans une gare.
Ça fait longtemps que je sais que j’ai besoin de bouger plus que d’être assis à un ordinateur, une job de bureau c’était pas nécessairement ce qui m’attirait non plus, je l’ai fait, ça m’a fait vivre beaucoup, mais là, de bouger à tous les jours, d’être sur mes pieds, c’est des grandes journées, on est fatigués, mais c’est bon aussi
, raconte-t-il.
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Luc Doucette est loin d’être le seul à vivre une expérience semblable.
La pandémie a été un temps pour plein de choses, dont certaines réflexions, ou remises en question, je pense qu’il y a plusieurs personnes qui ont fait le constat sur ce qu’ils souhaitaient poursuivre, ce qu’ils souhaitaient différent dans leur vie professionnelle ou encore ce qu’ils ne voulaient plus faire
, explique la directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec, Manon Poirier.

Manon Poirier, la directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec, a observé l'éclosion de phénomène qu'on appelle la grande démission.
Photo : Gracieuseté de l'Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec
Les raisons pour changer d’emploi ou de carrière varient selon les individus. Pour plusieurs, ce changement est motivé par la recherche d’un style de vie plus humain.
C’est des choix différents que les gens font, donc ils sont aussi ambitieux, mais leur ambition est différente, c’est-à-dire à la fois se réaliser professionnellement, mais pas nécessairement en gravissant par exemple des échelons ou en ayant la plus haute rémunération, mais en disant je vais consacrer des heures au travail, un travail qui va me plaire, mais je vais aussi consacrer beaucoup de temps à ma vie personnelle, à ma vie familiale
, explique Manon Poirier.
Équilibre entre travail et vie personnelle
C'est la recherche de cet équilibre qui a motivé Françoise Roy à faire le saut. Au cours de sa carrière, avant la pandémie, elle a occupé plusieurs postes de haute direction au Nouveau-Brunswick.

Françoise Roy a quitté un poste important dans une institution financière pour lancer sa propre entreprise, Solva, qui correspond davantage à ses valeurs.
Photo : Radio-Canada / Michel Corriveau
L’hiver passé, j’ai entamé une certaine réflexion où je me suis dit : j’ai envie de changer mon style de vie, je veux faire plus de place pour des projets de vie pour, peut-être, travailler un peu moins, puis peut-être vivre un petit peu plus des projets que je voulais faire en famille ou professionnellement, et être plus en contrôle de mon temps
, raconte Françoise Roy.
Elle a donc quitté son emploi et lancé sa propre entreprise : un cabinet-conseil.
On a compris, dans la pandémie, que les valeurs des gens ont changé, ils reconnaissent qu’ils peuvent travailler en télétravail et être aussi productifs, qu’ils peuvent vivre une vie un peu plus intégrée entre la vie privée et la vie professionnelle
, remarque Françoise Roy.
Vivre en fonction de ses valeurs
Pour Geneviève Louise Latour et son conjoint, la pandémie a été l'occasion d'orienter leur vie professionnelle dans un sens qui correspondait à leurs valeurs.
Originaire de Saint-Albert, en Ontario, Geneviève est arrivée à Rogersville avant la pandémie, en 2019, où son conjoint a travaillé quelques mois dans une ferme.

Geneviève Louise Latour et son bébé, à Rogersville, village où elle et son conjoint ont décidé d'habiter.
Photo : Radio-Canada / Michel Corriveau
Avec la pandémie, je pense qu’on a vraiment vu le besoin d’être un peu plus autosuffisants, et un peu plus résilients, et je sens qu’il y a cette force-là ici et qu’on est bien entourés pour mener ces actions-là.
C’est pendant la pandémie qu’on a décidé : "OK, Rogersville, ça va devenir notre chez nous". On s’est acheté une maison en décembre 2020
, dit-elle.
Pour la jeune maman, cette nouvelle vie au Nouveau-Brunswick a permis de commencer un cheminement en harmonie avec des valeurs importantes pour elle, comme l'écologie et l'environnement.
Démissionner, une décision de plus en plus populaire
Aux États-Unis, plus de 4 millions de personnes ont quitté leur emploi en juillet 2021. Et c’est la même chose en août et en septembre, selon le département du Travail américain.
Une étude publiée dans le Harvard Business Review affirme que les démissions sont plus fréquentes chez les individus de 30 à 45 ans, dans les secteurs des nouvelles technologies et de la santé.

La gare de Rogersville, où Luc Doucette, parti de Montréal, a décidé d'ouvrir un café.
Photo : Radio-Canada / Michel Corriveau
Au Canada, le phénomène a été moins étudié. Mais selon Statistiques Canada, au deuxième trimestre de 2021, le taux de postes vacants au Canada était de 4,6 %, soit le plus élevé depuis 2015, années pour lesquelles ces données sont disponibles.
Le taux de postes vacants est exactement le même au Nouveau-Brunswick. Cela représente, pour la province, 4290 postes vacants de plus qu’au deuxième trimestre de 2019.
Évidemment, la majorité de ces postes vacants ne sont pas liés au phénomène de la grande démission.
Parallèlement, quelques études au Canada montrent que le nombre d’employés qui songent à démissionner pour trouver autre chose est plus élevé que les années précédentes :
Selon Hays Canada, 62 % des employés songeaient à démissionner en 2021, contre 49 % en 2020;
Selon Achievers Workforce Institute, 52 % des employés cherchent un nouveau poste, contre 35 % en 2020 et en 2019;
Selon le Centre canadien pour la mission de l’entreprise, 42 % des employés songent à quitter leur poste.
Selon ces études, il n’y a pas une seule raison qui pousse les gens à chercher un autre emploi, ou à carrément vouloir réorienter leurs vies. Toutefois, la recherche d’une meilleure qualité de vie — qu’il s’agisse d’un meilleur équilibre entre le travail et la vie personnelle, de meilleures conditions de travail ou d’une nouvelle façon d’envisager le monde et sa propre vie — compte parmi les raisons plus souvent évoquées.
Certains quittent aussi leur emploi pour obtenir une meilleure rémunération, pour obtenir de meilleures possibilités d’avancement, ou pour trouver plus de flexibilité dans les horaires.
Changement nécessaire dans la culture d’entreprise
Plusieurs entreprises ont déjà réagi aux changements dans le monde du travail. Selon Manon Poirier, s’adapter aux nouvelles réalités est nécessaire.
Il faut qu’on garde des éléments positifs de cette pandémie, qui a été difficile pour tout le monde. Est-ce qu’on peut en tirer le meilleur et recréer un environnement, ou un contexte de travail, qui convient à tout le monde?
D’importantes questions se posent donc pour les entreprises qui souhaitent retenir davantage leurs employés.
Il suffit de traiter les gens comme on veut être traités, faut vraiment faire attention à nos employés parce que là, ils ont des choix, et on s’attache moins à notre travail
, souligne Luc Doucette.

Luc Doucette se consacre maintenant à son café, Forestation, installé dans la gare de Rogersville.
Photo : Radio-Canada / Michel Corriveau
Il faut s’adapter au marché, et de plus en plus les gens sont prêts à travailler, mais ils ne sont pas nécessairement prêts à travailler dans le sens traditionnel, du 9 à 5, dans un bureau, dans un cubicule
, ajoute Françoise Roy.
Est-ce qu’on peut créer des environnements qui sont plus centrés sur les employés, l’humain, leur volonté, la latitude, la confiance, l’autonomie, décentraliser la prise de décisions, partager le pouvoir, donc donner du sens au travail, et cela, dans un cadre où on arrête de valoriser le nombre d’heures et la présence, mais bien ce qu’on réussit à créer ensemble? Eh bien je nous souhaite qu’on crée cet environnement de travail du futur dès maintenant
, dit Manon Poirier.
Selon elle, cette grande démission, qui survient dans un contexte de pénurie d’employés dans à peu près toutes les professions et tous les métiers, change radicalement le rapport de force sur le marché du travail.
C’est plus tant les employeurs qui passent en entrevue les futurs employés, mais c’est un petit peu le contraire, c’est les employés qui un peu passent en entrevue les différents employeurs pour voir qu’est-ce qui leur convient davantage comme emploi, bien sûr, mais aussi quel type d’organisation pour laquelle on veut s’investir
, dit-elle.