Virage numérique : l’économie québécoise est-elle dans le coup?
À l’aube de 2022, nous vous offrons un regard prospectif sur des changements et défis à venir pour les entreprises et la société québécoises.

Les défis et les occasions d'affaires créés par les changements technologiques diffèrent selon la taille de l'entreprise ou le secteur dans lequel elle évolue.
Photo : iStock / metamorworks
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Les entreprises du Québec montent dans le train de l’automatisation et de la numérisation. Mais beaucoup de chemin reste à parcourir afin de récolter tous les fruits promis par la révolution de l’intelligence artificielle et cette réussite passe, entre autres, par la formation de la main-d’oeuvre, selon des experts.
L’ancien premier ministre Jacques Parizeau le martelait déjà (Nouvelle fenêtre) dans les dernières années de sa vie : les entreprises du Québec, particulièrement les PME, doivent mettre les bouchées doubles pour s’automatiser et se numériser et ainsi atteindre une meilleure productivité. S’il y a un problème structurel au Québec, il est là
, disait-il en 2013.
Au printemps 2021, le gouvernement Legault lançait, dans cette veine, une offensive de 130 millions de dollars pour accélérer la numérisation des entreprises.
J’entends souvent dire, de la part des entreprises, qu'on est en retard. Mais l’est-on vraiment?
, demande quant à lui Thierry Watin, professeur à HEC Montréal.
Lorsqu’on se compare en utilisant différents indicateurs sur l’adoption des technologies et l’innovation, on voit qu’on est dans la moyenne des pays de l'OCDE, poursuit-il. Est-ce que ça veut dire qu'on peut [se reposer sur nos lauriers] et que tout va bien? Non! Il y a des enjeux importants.
En considérant l’adoption de technologies émergentes par les entreprises, le Québec se situe en effet en milieu de peloton au Canada.
Le pays, lui, se compare avantageusement à la moyenne des pays industrialisés pour ce qui est de son économie numérique, qui passe par l'intégration de la technologie par les entreprises, mais aussi par l'utilisation du numérique dans la population.
Le Canada et le Québec possèdent de bons programmes, institutions ou grappes qui favorisent l’innovation et le virage technologique des entreprises. On peut penser, par exemple, au Mila, à IVADO ou à Scale AI, pour ne citer que ces exemples dans l’industrie de l’intelligence artificielle, mentionne Thierry Warin.
Mais, bien que le Canada soit la 10e économie mondiale et la 14e en matière d’innovation, le pays génère peu de géants mondiaux, rappelle-t-il. Si on regarde le top 1000 des plus grandes entreprises, est-ce que nos entreprises sont là? Non. On y retrouve 12 entreprises canadiennes, alors qu’on s’attendrait, pour la 10e économie mondiale, à entre 50 et 100.
Donc, ça veut dire qu’on innove, mais nous ne capturons pas tout de cette innovation. En fait, nous sommes probablement dans la chaîne de valeur des États-Unis
, poursuit-il.

La demande est forte pour des travailleurs en programmation.
Photo : iStock / Deagreez
Pour ce professeur spécialisé en science des données et en transformation des affaires, les entreprises du Québec doivent se tourner vers l’économie
de l’intelligence artificielle, celle des plateformes, ce qui représente selon lui la véritable transformation numérique.
Comme beaucoup de sociétés comparables, le Québec n’a pas encore vraiment entamé cette révolution, dit-il.
Oui, il faut réussir notre transformation numérique, mais pas seulement à la mode robot, soit d’équiper les employés avec de nouveaux outils, les machines de senseurs pour qu'elles puissent prendre des décisions. Ça, c'est le niveau 1 de l’intelligence artificielle. Oui, c'est important
, affirme-t-il.
Mais, le vrai enjeu, pour l'avenir du Québec, c'est : "Est-ce qu’on a changé notre modèle d'affaires? Est-ce qu'on est devenus des incontournables?"
Et, pour ce faire, il faut être en mesure de tirer le maximum de nos données, en utilisant nos plateformes, soutient-il.
Le professeur Warin donne l’exemple de l’entreprise John Deere, qui, de constructeur de machinerie agricole, entend devenir une entreprise technologique spécialisée dans l’exploitation de données (Nouvelle fenêtre).
Une moissonneuse-batteuse peut maintenant être équipée d’un GPS, de caméras et de senseurs qui mesurent la topographie et comptent les céréales récoltées. Il en va de même pour les semis; la machinerie peut semer avec précision selon la qualité du sol et les conditions observées par les capteurs au fil des mois, etc. On voit aussi apparaître des robots cueilleurs entièrement autonomes – une PME du Québec s’illustre d’ailleurs dans ce champ (Nouvelle fenêtre).
Une entreprise comme John Deere peut récupérer les données de ses tracteurs et devenir ainsi la plus grande entreprise de cartographie des terres agricoles au monde. Et, du coup, elle vient de changer son modèle d'affaires. Elle peut concurrencer Google Maps, parce qu’elle fait ça en temps réel.

L'équipement électronique sur la machinerie agricole permet de recueillir des tonnes d'informations, qui peuvent être jumelées à d'autres bases de données, comme celles de la météo.
Photo : Fournie par Hannah Konschuh
On pourrait imaginer la même chose avec une entreprise mondiale qui livre des pizzas ou des marchandises, poursuit-il. Il suffit d’équiper tous les livreurs de caméras, et on peut ainsi cartographier toutes les rues en temps réel.
Si ces compagnies ne savent pas quoi faire de leurs données, une jeune entreprise peut les leur acheter et les exploiter. Il n’y a pas de raison pour que ce ne soit pas une entreprise du Québec qui devienne un leader dans ce domaine, résume le professeur Warin.
À l’heure actuelle, on est innovant, on automatise, on met des senseurs dans les fermes laitières, dans nos usines, on crée des applications, mais on utilise des plateformes d'analyse qui sont celles d'IBM, d'Amazon, de Microsoft, qui ne sont pas de chez nous.
Or, ce sont elles qui retirent le gros des bénéfices, rappelle le chercheur.
Si une crise mondiale survient – qu’elle soit écologique ou financière –, ce sont les économies qui possèdent ces plateformes qui auront le dessus, insiste-t-il.
Cette façon d’entrevoir l’utilisation des données massives fait exploser le champ des possibles, selon lui, mais en même temps soulève des enjeux géopolitiques, d’éthique et de souveraineté.
C’est maintenant qu’il faut réfléchir à ces questions, pas dans 10 ans.
Parallèlement, mentionne le chercheur, il faut, en plus de former des ingénieurs pour l’automatisation et le numérique, former des gens qui pensent ces nouveaux modèles d’affaires.
Prévoir la main-d’oeuvre de demain
C’est d’ailleurs sous la lorgnette de la main-d’oeuvre et du défi démographique du Québec que le stratège Éric Noël examine l’enjeu du virage numérique et de l’automatisation.
Il note que le gouvernement du Québec, lors de sa mise à jour économique de novembre, a fixé l’objectif de productivité par travailleur à 1,6 % d’augmentation par année afin d'améliorer le niveau de vie des Québécois. Cet objectif était de 0,8 % au tournant des années 2010.
On a doublé l'objectif de productivité. C'est quand même un effort important! Et pour que ça ait lieu, pour que le travailleur atteigne cela, il faut que des choses soient faites en amont
, soutient ce consultant qui a travaillé pour la firme d'études économiques et géopolitiques Oxford Analytica.
Cela intervient dans un contexte de vieillissement de la population, de rareté de main-d’oeuvre et d’une plus grande demande des employés pour la conciliation travail-famille et le temps libre.

Alimentation Couche-Tard et l'Université McGill ont mis sur pied un dépanneur-laboratoire pour étudier l'expérience de magasinage sans points de friction, ce qui pourrait devenir répandu dans le commerce de détail. Les clients entrent, se servent et repartent, en utilisant seulement une application sur leur téléphone. Les articles achetés sont reconnus et le paiement est traité automatiquement dans l’application.
Photo : Owen Egan/Alimentation Couche-Tard
En plus de réfléchir au maintien sur le marché du travail des personnes de 65 ans et plus, il faut anticiper les changements en réinventant notamment les stratégies d’entreprise, selon lui. Le gouvernement, déplore-t-il, est bien souvent en mode réactif quand surviennent des virages techno-économiques.
Il réagit quand il y a une crise avec Uber et les taxis traditionnels, ou lorsque les détaillants ferment en raison du commerce en ligne, mais il faut aussi mettre un peu de prospective dans la réinvention des stratégies d'entreprises, le repositionnement.
Éric Noël avait concocté, en 2018, une série de propositions (Nouvelle fenêtre) afin de faire face à ces enjeux.
Il faut d’abord, selon lui, penser aux emplois qui seront remplacés par l'automatisation et l'intelligence artificielle. Il rappelle que quelque 1,4 million de travailleurs québécois seront touchés dans les prochaines années par de nouvelles tâches, des modèles d’affaires perturbateurs et du chômage technologique
.
Une grande proportion de ces emplois seront ceux où les tâches sont manuelles et répétitives. Mais pas seulement : une proportion d’emplois bien rémunérés et hautement qualifiés seront eux aussi touchés, rappelle-t-il, comme ceux de technicien, de comptable, de notaire, de rédacteur ou de traducteur, pour ne citer que ceux-là.
Selon lui, il faut cesser de subventionner des programmes de formation non contingentés qui forment des travailleurs susceptibles d’être bientôt remplacés par l’automatisation.
Il faudrait également, à son avis, tenir un sommet sur l’éducation et la formation en regroupant les principaux intéressés, soit les étudiants et les entreprises. Ils auraient des conversations sur ce qu'ils cherchent, ce qui marche bien, le type d'attitude qui facilite l'intégration du travailleur, sa promotion, ce vers quoi on s'en va dans 10 ans. Je pense qu'on en est rendus là.
Québec a annoncé à l’automne un plan de 3,9 milliards de dollars pour contrer la rareté de main-d’oeuvre dans des secteurs critiques. Bien qu’il salue la volonté du gouvernement, il estime qu'il faut en faire plus.
Il faut arrêter de parler seulement de la requalification des chômeurs et de la hausse du taux de diplomation.
Il faut aussi parler de proqualification, ça veut dire qu’il faut être proactif au niveau de ses aptitudes, de ses compétences. Qu'est-ce qu'on a comme savoir-faire pour se préparer à peut-être changer d'emploi à 35 ans ou à 52 ans
, affirme Éric Noël.

Dans beaucoup d'industries, des tâches ont déjà été automatisées en tout ou en partie.
Photo : Associated Press / Jerry S. Mendoza
Les programmes de formation doivent être adaptés à la nouvelle réalité, notamment en ayant en tête les bouleversements provoqués par l’intelligence artificielle.
M. Noël cite les programmes de formation pour les camionneurs, qui comptent parmi les premiers du pays et ont toujours leur raison d’être. Il remarque toutefois que la grande demande de l’industrie pour des chauffeurs de camion survient au moment où il est de plus en plus question des camions et des convois automatisés qui se multiplieront sur nos routes.
À un moment donné, oui, formons les camionneurs, mais donnons aux jeunes camionneurs l'opportunité d'avoir des passerelles vers d'autres types de formations et de travail
, comme la supervision de convois autonomes, par exemple, pour qu’ils ne se retrouvent pas devant rien dans quelques années, explique-t-il.
Finalement, il croit qu’il est plus que temps que nos lois du travail et nos programmes gouvernementaux nous permettent de nous former tout au long de la vie, en réservant du temps pour le faire.
Parce que, quand bien même vous auriez un travailleur qui veut améliorer ses compétences et un employeur qui veut l'aider, si la personne n'a pas plus de temps, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse? Elle ne peut pas se présenter une huitième journée par semaine.
Il rappelle que le gouvernement fédéral, dans son budget de 2019, avait repris l'une de ses propositions. Ottawa avait lancé l’Allocation canadienne pour la formation, qui devait aussi comprendre une banque de journées pour que les travailleurs puissent se former. Or, cette dernière mesure, qui requiert au préalable des ententes avec les provinces et les territoires, n’a jamais été mise en oeuvre, regrette-t-il.
Chez Emploi et Développement social Canada, on nous explique que des discussions ont bel et bien eu lieu au printemps et à l’été 2019, mais que la réponse à la pandémie, survenue tôt en 2020, a forcé le gouvernement fédéral à revoir ses priorités. On ne précise pas si les pourparlers intergouvernementaux reprendront au sujet de la création de congés pour la formation.
Il faut désormais que les gens soient capables d'être à la fois généralistes et spécialistes, au bon moment, au bon endroit. Et ça, ça ne se fait pas concrètement sans davantage de communication et de conversations entre les acteurs économiques.
À lire aussi :
- Analyse – Le Québec, en désavantage numérique
- L’intelligence artificielle, l’automatisation et les outils numériques bousculent nos façons de travailler
- L’avenir des entreprises canadiennes entre automatisation et diversification
- Productivité et prospérité au Québec 2020 (rapport de HEC Montréal) (Nouvelle fenêtre)