Il y a 40 ans, le Canada se dotait d’une entente constitutionnelle sans le Québec

Le premier ministre Pierre Elliott Trudeau, le ministre des Finances Allan MacEachen et le premier ministre du Québec René Lévesque lors de la conférence de novembre 1981
Photo : La Presse canadienne / Ron Poling
Dans la nuit du 4 au 5 novembre 1981, dans les couloirs de l’Hôtel du Château Laurier à Ottawa, neuf premiers ministres des provinces et le premier ministre du Canada Pierre Elliott Trudeau concluent un projet de loi constitutionnelle à l’insu du Québec. Retour en archives sur cet événement que l'on a baptisé « la nuit des longs couteaux ».
Le rapatriement de la Constitution, c’était le rêve que caressait Pierre Elliott Trudeau depuis plusieurs mois.
Redonner au Canada le pouvoir d’apporter les modifications qu’il souhaite à sa Constitution sans avoir à passer par Londres, comme l’exigeait encore l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867.
La Constitution rapatriée serait assortie d’une charte des droits et libertés. Le projet inquiète plusieurs premiers ministres canadiens qui ne veulent pas qu’une charte ait préséance sur les décisions qu’ils souhaitent prendre pour leur province.
Au départ, seulement 2 des 10 provinces canadiennes sont d’accord avec le projet de charte des droits et libertés : le Nouveau-Brunswick et l’Ontario.
Les huit autres premiers ministres forment un front commun pour s’opposer au projet du premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Le 16 avril 1981, ils signent ensemble une contre-proposition.
Dans cet extrait de reportage présenté à l'émission Tel quel le 28 mars 1982, Jean Larin explique ce qui animait le groupe des huit, qui était prêt à se rendre jusqu’à Londres pour faire valoir leurs droits.

Jean Larin présente le bilan de l'évolution de la situation constitutionnelle au Canada et des intérêts en jeu.
Le différend entre Pierre Elliott Trudeau et les huit premiers ministres canadiens est soumis à la Cour suprême du Canada. Le plus haut tribunal du pays juge que l’action projetée du gouvernement fédéral est légale, mais inconstitutionnelle, car une majorité des provinces s’y opposent.
En rendant sa décision, la Cour suprême du Canada niait également le droit de veto du Québec. Un droit qui avait toujours été reconnu au gouvernement québécois et qui lui avait permis de rejeter par deux fois le rapatriement de la Constitution. En 1965, Jean Lesage avait dit non à la formule Fulton-Favreau et en 1971, Robert Bourassa avait rejeté la charte de Victoria.
« Le Québec, à partir de ce jugement de la Cour suprême, ne peut plus, comme il l’a fait deux fois en moins de 20 ans, empêcher seul le rapatriement de la Constitution. »
Le premier ministre du Canada se voit donc dans l’obligation de renégocier avec les provinces son projet de constitution assortie d’une charte des droits et libertés.
Ils convoquent tous les premiers ministres à une rencontre de la dernière chance
le 2 novembre 1981.
C’est donc dans un face-à-face entre un groupe des huit qui ne souhaite pas déroger de sa contre-proposition du 16 avril 1981 et un premier ministre qui refuse d’y souscrire que s’amorce la rencontre.
Après deux jours, devant l’impasse, Pierre Elliott Trudeau évoque l’idée d’un éventuel référendum sur sa charte des droits et libertés. René Lévesque n’est pas contre cette idée, mais les autres premiers ministres s’y opposent vivement, ce qui crée une première fissure entre le Québec et les sept autres provinces.
L’idée du référendum sur la charte des droits est abandonnée la journée même par Pierre Elliott Trudeau, mais le lien de confiance entre Québec et les autres provinces est rompu.
« Le premier ministre Trudeau et ses neuf collègues jubilent et le premier ministre Lévesque parle d’un triste événement. »
Le 5 novembre 1981, Bernard Derome est à Ottawa pour animer le Téléjournal.

Le journaliste Daniel Lessard explique comment s’est conclu l’accord entre les 9 provinces et le fédéral en excluant le Québec. Le bulletin de nouvelles est animé par Louise Arcand et Bernard Derome.
Dans son reportage, le journaliste Daniel Lessard livre le contenu de la nouvelle Constitution, de la formule d’amendement qui l’accompagne et de la charte des droits et libertés.
Il explique également comment le fédéral a réussi, dans la nuit, à s’entendre avec neuf provinces, mais pas le Québec.
L'entente comprend une clause dérogatoire qui permet à une province de se retirer de certaines décisions qui iraient à l'encontre de sa juridiction, mais sans compensation financière, comme il en était question dans l'entente des huit. Dans la proposition du groupe des huit, la clause dérogatoire avec compensation financière venait en quelque sorte remplacer le droit de veto.
« C’est Allan Blakeney (premier ministre de la Saskatchewan) qui a été l’artisan de cet accord. En soirée, une première rencontre entre Jean Chrétien (ministre fédéral de la justice) et Roy Romanow (procureur général de la Saskatchewan) permet d’ébaucher l’entente.
Allan Blakeney réunit dans sa chambre des représentants de six provinces et ensemble, ils fignolent le document. Peter Lougheed (premier ministre de l'Alberta) se fait tirer l’oreille. Blakeney communique avec William Davis (premier ministre de l’Ontario), qui à son tour appelle le premier ministre Trudeau. Ce dernier accepte d’en discuter. Peter Lougheed se rallie, l’entente est conclue. C’est Brian Peckford (premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador) qui en assume la paternité et René Lévesque (premier ministre du Québec) l’apprendra à 8 h ce matin. »
René Lévesque est furieux contre les sept autres premiers ministres qui ont trahi l’entente du groupe des huit.
Nous pouvons entendre sa déclaration lors de la Conférence constitutionnelle du 5 novembre 1981 où il stipule que jamais il ne capitulera sur une entente qui lui retire des pouvoirs traditionnellement reconnus. Il remercie également ses homologues des autres provinces pour la collaboration de la dernière année en ajoutant que toute bonne chose à une fin.

Déclaration du premier ministre du Québec René Lévesque à la conférence fédérale-provinciale, après la nuit des longs couteaux.
« Je regrette profondément que le Québec se retrouve aujourd’hui dans une position qui est devenue en quelque sorte une des traditions fondamentales du régime fédéral canadien tel qu’il fonctionne. Le Québec se retrouve tout seul. Ce sera au peuple québécois et à lui seul d’en tirer la conclusion. »
Certains parlent de l’accord comme de la nuit des longs couteaux
, en référence à la nuit de 1934 où Hitler a fait assassiner ceux qui menaçaient son pouvoir dans le mouvement nazi. Une expression que certains historiens jugent exagérée. D’autres en parlent avec fierté comme du Kitchen Accord
ou de l'accord de cuisine
puisque c’est dans la cuisine du Centre des conférences à Ottawa que Jean Chrétien et ses homologues ont ébauché le nouvel accord qui aura permis au Canada de rapatrier sa constitution et d’obtenir sa pleine indépendance.
Bien que l'absence du Québec dans la constitution n'a pas de conséquences juridiques, selon l’historien John Harvey, rencontrer par Jean Larin à l’émission Tel quel du 28 mars 1982, l’accord a des conséquences politiques importantes. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique en application depuis 1867, reconnaissait deux peuples fondateurs, les Anglais et les Français.
« La constitution de 1867 concrétisait cette relation entre les peuples fondateurs. Ces peuples comprenaient les Canadiens anglais et les Canadiens français. Si l’on décide de faire une constitution sans l’accord du Québec, c’est une façon de dire que le Québec ne parle pas pour ce peuple. »
D'autres tentatives ont été faites pour tenter d'intégrer le Québec à la Constitution finalement signée le 17 avril 1982, comme l'accord du lac Meech en 1987 et l'accord de Charlettetown en 1992.
Toutes ont échoué.