Mike Ward n’a pas enfreint la Charte, conclut la Cour suprême du Canada

La Cour suprême conclut que Mike Ward n’a pas choisi de se moquer de Jérémy Gabriel sur la base de son handicap.
Photo : La Presse canadienne / Ryan Remiorz
Dans une décision très partagée à cinq contre quatre, la Cour suprême du Canada a mis fin à plus de 10 ans de saga judiciaire et a tranché en faveur de Mike Ward : les railleries de l’humoriste n’ont pas porté atteinte au droit à la dignité et à l'égalité de Jérémy Gabriel.
Pour les cinq juges majoritaires, Mike Ward n’a pas choisi de se moquer de Jérémy Gabriel sur la base de son handicap, mais bien parce qu'il est une personnalité publique. Les magistrats ont donc jugé que les blagues de l'humoriste ne peuvent pas être considérées comme de la discrimination au regard de la Charte québécoise des droits et libertés.
La Cour suprême estime que le Tribunal des droits de la personne n'avait pas les compétences nécessaires pour rendre un jugement sur la plainte de M. Gabriel, puisqu'il s'agit plutôt de diffamation.
Le recours en discrimination doit être limité à des propos dont les effets sont réellement discriminatoires
, écrivent les juges Richard Wagner et Suzanne Côté, dans la décision rendue vendredi matin, et à laquelle souscrivent également les juges Michael Moldaver, Russell Brown et Malcolm Rowe.
« Les propos litigieux exploitent, à tort ou à raison, un malaise en vue de divertir, mais ils ne font guère plus que cela. »
Les quatre magistrats dissidents sont Rosalie Abella, aujourd'hui à la retraite, et ses collègues Nicolas Kasirer, Sheilah Martin et Andromache Karakatsanis. Pour eux, l'argumentaire des juges majoritaires fait abstraction d'une réalité fondamentale : M. Ward a ciblé des aspects de la personnalité publique de Jérémy Gabriel qui étaient inextricablement liés à son handicap
.
La cause opposait Mike Ward à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, qui avait réussi à obtenir de la Cour d'appel du Québec 35 000 $ en dommages pour M. Gabriel. L'humoriste n'aura donc pas à payer ces dommages.
En conférence de presse, Jérémy Gabriel s'est dit profondément ébranlé par la décision des juges. Il a cependant ajouté qu'il ne regrettait pas de s'être embarqué dans ce long processus judiciaire, estimant avoir fait avancer le droit en alimentant un débat qui devait, selon lui, être fait, même si l'issue ne lui a pas été favorable.
Mike Ward s'est quant à lui contenté de publier un court message en anglais sur son compte Twitter : Nous l'avons fait Norm, nous avons gagné
, a-t-il écrit, répondant à un ancien message de l'acteur et humoriste Norm Macdonald, décédé en septembre dernier.
Faire avancer le droit
Cette saga judiciaire a été suivie avec beaucoup d’intérêt au Québec, puis à travers le pays, puisqu'elle opposait le droit à la liberté d’expression au droit à la dignité.
Dans leur décision, les juges majoritaires soutiennent que les propos de M. Ward ne peuvent conduire une personne raisonnable, informée du contexte des propos de l'humoriste, à mépriser ou détester l'humanité de Jérémy Gabriel, et ne peuvent pas non plus mener à un traitement discriminatoire.
Si elle estime que le droit à la liberté d'expression de M. Ward n'a pas enfreint celui à la dignité et à l'égalité de Jérémy Gabriel, la Cour rappelle cependant que les artistes ne jouissent pas d'une protection particulière en la matière.

Entrevue avec l'avocate en droit civil Guylaine Bachand sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire qui opposait Mike Ward et Jérémy Gabriel
Une victoire pour la liberté
, selon Julius Grey
Cette distinction établie par la Cour suprême est capitale pour l'exercice de la liberté d'expression au pays, souligne l'avocat Julius Grey, qui a représenté Mike Ward dans cette affaire.
La Cour souligne l’importance d’une vision large de cette liberté, du pouvoir d’attaquer les intouchables dans une société, de dire des choses impopulaires
, a expliqué Me Grey sur les ondes d'ICI RDI.
Ce jugement permet également d'offrir, d'après lui, une vision plus ciblée
de la discrimination et de la dignité en termes de droit. Tout n’est pas dignité, tout n’est pas discrimination et, surtout, la juridiction des tribunaux des droits de la personne à travers le pays ne peut pas devenir une juridiction généralisée où tout passe par les droits fondamentaux
.
« C’est de renforcer les droits fondamentaux que de les limiter à des choses qui sont vraiment importantes et essentielles. »
Pour Me Grey, le sentiment subjectif d'avoir été blessé par des propos n'est pas une garantie en soi qu'il y a eu discrimination. Cet aspect doit être démontré au-delà des sentiments de la victime.
Je pense que tous les artistes, les politiciens, tous les journalistes, tous les gens qui veulent participer dans la vie publique peuvent être plus tranquilles en sachant que c’est dans des cas très rares qu’ils pourront être attaqués en diffamation. Il n’y a pas de prohibition générale dans notre pays.
Un jugement qui change la donne
Pour l’avocate Stéphanie Fournier, qui représentait la Commission des droits de la personne devant la Cour suprême, la dissidence de quatre juges sur neuf révèle un clivage au sein du plus haut tribunal du pays sur la notion de ce qui constitue la dignité et la discrimination.
« D’un point de vue strictement juridique, les juges majoritaires ont changé les règles du jeu. Ils ont amené un nouveau cadre juridique qui n’existait pas avant. »
De son côté, le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Philippe-André Tessier, a rappelé qu'il ne s’agissait pas dans ce dossier de faire le procès de l’humour ou de limiter la liberté d’expression des humoristes
, mais bien de défendre le droit à la dignité d'un adolescent ciblé par des propos discriminatoires sur son handicap.
M. Tessier a rappelé que ces six dernières années, les tribunaux antérieurs avaient reconnu qu’il était bien question de discrimination dans cette affaire. Ces tribunaux reconnaissaient par ailleurs le bien fondé d’avoir porté plainte devant le tribunal des droits de la personne
, a-t-il ajouté.
« Ce jugement porte sur une situation particulière dans un contexte particulier. Il ne doit pas remettre en question le droit à la dignité et l’égalité, et la protection garantie par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. »
Pas une carte blanche pour les humoristes
Interrogée sur la portée de ce jugement pour le milieu de l'humour, Louise Richer, directrice et fondatrice de l'École nationale de l'humour, s'est dite soulagée par la décision, tout en précisant qu'elle ne représente pas pour autant un gage d'impunité pour les humoristes.
On ne peut pas prétendre qu'il n'y a pas de cadre pour les humoristes [...] Comme directrice d’une école qui forme des professionnels en humour, il y a une grande réflexion sur la responsabilité de la prise de parole. Aujourd’hui, on ne clame pas le droit à l’irresponsabilité
, a assuré Mme Richer.
Selon elle, le contexte social actuel, alimenté par les réseaux sociaux notamment, donne lieu à des mécanismes qui servent déjà de balises aux humoristes. Il n'était pas nécessaire, croit-elle, d'en ajouter.
« Depuis un certain temps, l’air ambiant est porté de rectitude politique. À preuve, l’humour qui se pratique aujourd’hui n’est pas celui, par exemple, des Cyniques ou de RBO. Il y a une autorégulation qui se produit en évolution avec les enjeux sociétaux. »
Une saga de plus de dix ans
Cette décision de la Cour suprême met ainsi fin à 10 ans de saga judiciaire opposant Jérémy Gabriel à l’humoriste Mike Ward.
De 2010 à 2013, M. Ward est monté sur scène à de nombreuses reprises pour donner le spectacle Mike Ward s'expose dans lequel il se moquait de plusieurs personnalités connues, dont Jérémy Gabriel, à l’époque surnommé le petit Jérémy
.
Dans un numéro précis, intitulé Les intouchables, l’humoriste raillait les talents de chanteur de l’enfant, connu pour avoir interprété une pièce pour le pape Benoit XVI à l’âge de 9 ans, ainsi que son apparence physique.
Jérémy Gabriel est atteint du syndrome de Treacher-Collins, une maladie congénitale caractérisée, chez lui, par des malformations à la tête et une surdité profonde.
Sylvie Gabriel, sa mère, a alors décidé de porter plainte contre l’humoriste à la Commission des droits de la personne, qui a intenté une poursuite de 80 000 $ au nom du garçon, alors adolescent.
Le jugement du Tribunal des droits de la personne est tombé en 2016 : les blagues de Mike Ward sont discriminatoires. Il a donc été condamné à payer un total de 35 000 $ en dommages à Jérémy Gabriel et 7000 $ à sa mère, Sylvie Gabriel.
L’humoriste a porté ce jugement en appel de suite. En novembre 2019, dans une décision elle aussi partagée, la Cour d'appel a confirmé le premier jugement, mais a éliminé le montant accordé à la mère de Jérémy. C’est à ce moment que Mike Ward a interpellé le plus haut tribunal du pays.
Le jugement de la Cour suprême était attendu depuis février dernier.