Affaire Camara : pas de profilage racial, selon le juge Dionne

Mamadi Farrah Camara
Photo : Radio-Canada / Charles Dumouchel, caméraman
- François Messier
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Mamadi Camara, l'homme arrêté et accusé à tort après l'agression d'un policier de Montréal l'hiver dernier, n'a pas été victime de profilage racial, conclut le juge de la Cour supérieure du Québec Louis Dionne.
M. Camara n’a pas fait l’objet d'un traitement différencié fondé sur sa race, sa couleur ou son origine ethnique
, écrit-il dans un rapport partiellement caviardé publié vendredi par le ministère de la Sécurité publique.
Selon le juge Dionne, le fait que M. Camara est Noir n'explique pas pourquoi il a reçu une contravention du policier Sanjay Vig pour utilisation d'un cellulaire au volant dans le quartier Parc-Extension le 28 janvier dernier.
La couleur de sa peau n'explique pas davantage son arrestation pour l'agression dont le policier a été victime par la suite – il avait été frappé à la tête et désarmé par un autre individu – ni la décision du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) d'autoriser le dépôt d'accusations.
S'appuyant sur la jurisprudence, le juge Dionne explique que des cas de profilage racial doivent reposer sur la preuve factuelle et circonstancielle au dossier et non sur la perception de la victime.
Or, selon lui, l'interception de M. Camara par le policier Vig n'était pas le fruit du hasard
, puisqu'il l'avait bel et bien vu utiliser un téléphone cellulaire en conduisant. Il avait donc des motifs raisonnables
de l'intercepter.
Les policiers qui ont arrêté M. Camara quelques minutes plus tard se sont pour leur part appuyés sur les éléments d'information circulant sur les ondes radio
, qui l'identifiaient nommément comme suspect.
La procureure du DPCP qui a autorisé le dépôt d'accusations contre M. Camara, Me Anne-Andrée Charette, a pour sa part affirmé au juge Dionne que le profilage racial n'avait pas été un enjeu
dans cette affaire.
Pour elle, la théorie de cause reposait sur l'occasion exclusive, théorie qu'elle a développée à la lumière des renseignements qu'elle avait entre les mains le 29 janvier 2021, voulant que seul M. Camara pût avoir eu l'occasion de commettre le crime. Sa décision aurait été la même, peu importe la couleur de la peau ou les convictions religieuses de ce dernier.

Le reportage de Jean-Philippe Hughes.
Théorie de l'occasion exclusive
La théorie de l'occasion exclusive évoquée par la procureure Charrette repose sur la démonstration que seul l'accusé a eu l'occasion de même que le mobile de commettre le crime
, explique le juge Dionne.
S'appuyant sur le témoignage central
de l'agent Vig, a-t-elle expliqué dans le cadre de l'enquête, elle a conclu qu'il était plutôt improbable que quelqu'un d'autre sorte de nulle part
pour l'attaquer.
Elle était consciente que l'agent Vig n'avait pu identifier formellement
la personne l'ayant agressé et avait procédé par déduction
pour la désigner, mais estimait qu'il s'agissait d'une preuve circonstancielle [...] forte
.
Me Charette est d'avis que le maillon fort de son analyse de la preuve repose sur l'attitude de M. Camara et de son état d'esprit à la suite de son interception, tels que les décrit l'agent Vig.
Elle a en outre considéré que la réception du constat d'infraction pouvait constituer un mobile vu la montée d'agressivité chez M. Camara
et que cela aurait pu le conduire à agir sous le coup de l'impulsivité
.
Ce faisant, indique le juge Dionne, la procureure Charette était convaincue qu'il existait une perspective raisonnable de condamnation
dans ce dossier.
Les renseignements que la procureure du DPCP avait reçus des policiers étaient alors incomplets, concède-t-il, mais il n'était pas exceptionnel
pour autant qu'elle autorise le dépôt d'accusation.
Selon lui, la directive ACC-3, qui guide les procureurs dans leur prise de décision, indique qu'il peut être requis de le faire pour préserver la sécurité du public et s'assurer que la personne arrêtée et détenue comparaît dans le délai maximal de 24 heures
.
Ce n'est que le 2 février, vers 23 h, qu'un sergent détective du SPVM a informé la procureure à qui Me Charrette avait confié le dossier, Katherine Brabant, qu'une vidéo pouvait innocenter M. Camara.
Sur une caméra du MTQ, lui explique alors ce policier, on voit quelqu'un s'approcher de l'agent Vig, ce qui pourrait corroborer la version de M. Camara quant à la présence d'un tiers sur la scène de l'agression
.
Vers 23 h 45, Me Brabant transmet un courriel à Me Charette pour l'informer qu'elle a maintenant des doutes sur la détention de M. Camara et qu'elle pourrait avoir à demander sa remise en liberté.
Avec les images de la caméra du MTQ et d'autres éléments d'informations, Me Brabant indiquera finalement quelques heures plus tard n'être plus moralement convaincue que M. Camara est le suspect dans cette affaire, d'où l'arrêt des procédures déposé par Me Charette
.
Me Charette a par la suite déploré que l'analyse d'une caméra de la MTQ ait tardé, alors qu'elle avait pourtant demandé que ce soit fait dès le 29 janvier.
Elle a aussi révélé par la suite ignorer, au moment du dépôt des accusations, que des policiers considéraient M. Camara comme un témoin important plutôt que comme un suspect, ce qui aurait pu changer la donne
.
Me Charette affirme que si elle avait vu les images filmées par la caméra [...] du MTQ au moment de la préautorisation, il aurait été impossible d'accuser M. Camara, contrairement à ce que l'enquêteur principal au dossier nous a mentionné.
N'empêche, en tenant compte des renseignements reçus de l’enquêteur principal
par Me Charrette, il était justifié d’autoriser les accusations demandées contre M. Camara au sens de la directive ACC-3 du DPCP
, estime M. Dionne.
Confusion policière
Selon le juge Dionne, la désorganisation policière dans ce dossier s'explique par le fait que l'agent Vig, après avoir été agressé, a déclenché le code ultime
en affirmant qu'il s'était fait tirer
dessus.
Cet appel de détresse, et l'émotivité qu'il a déclenchée dans les premiers instants chez plusieurs membres du SPVM, a incité ces derniers à agir dans un contexte de stress intense au détriment des façons de faire habituelles et, pour certains, de leur propre sécurité, ce qui a constitué la trame de fond de toute l'opération qui s'en est suivie
, écrit-il.
On ne peut cependant ignorer que, dans de telles circonstances, les policiers soient déterminés à secourir leur collègue. Il s'agit là d'une réaction humaine.
Dans la foulée, le fait que deux structures d'enquête aient été mises en branle presque simultanément
sur ce même événement – l'une relevant du Centre d'enquête Nord, l'autre, de la Section des crimes majeurs – a probablement contribué à alimenter la confusion sur le terrain
.
L'équipe de la Section des crimes majeurs, estime-t-il, aurait eu avantage à mettre en place une structure d'enquête s'inspirant de celle développée pour la gestion des cas graves par le Collège canadien de police
.
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18 recommandations
Le rapport du juge Dionne, qui avait été demandé par le ministère de la Sécurité publique, est assorti de 12 recommandations destinées au SPVM et de 2 autres concernant l'École nationale de police du Québec.
Plusieurs d'entre elles portent sur l'importance de la formation continue pour les policiers, mais d'autres invitent le SPVM à mieux suivre sinon à modifier certaines de ses procédures. Plusieurs d'entre elles sont cependant caviardées dans le rapport.
Quatre autres recommandations, portant essentiellement sur des impératifs de formation, sont destinées au ministère de la Sécurité publique. Elles en rejoignent d'autres, émanant du Comité consultatif sur la réalité policière, déposées au printemps, indique le ministère dans un communiqué.
Mon ministère est déjà à l'œuvre pour donner suite aux recommandations du Comité consultatif sur la réalité policière et prendra en considération les conclusions du juge Dionne qui le concernent
, a assuré la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault.
La mairesse de Montréal, Valérie Plante, a fait savoir par voie de communiqué qu'elle prend acte
des recommandations s'adressant directement au SPVM.
Nous saluons la volonté du SPVM de donner suite rapidement aux recommandations formulées par le juge Dionne dans son rapport
, peut-on y lire.
Mamadi Camara a depuis entrepris une poursuite contre le SPVM et le DPCP, à qui il réclame un dédommagement de 1,2 million de dollars pour les dommages subis. Il dit avoir été victime de profilage racial.
Un autre homme, Ali Ngarukiye, 21 ans, a depuis été formellement accusé d'être l'auteur de l'agression contre le policier Vig.
Il doit répondre à des accusations de tentative de meurtre, de voies de fait graves, de tentative de désarmer un agent de la paix et d'utilisation d'une arme à feu prohibée.
Il doit revenir devant le tribunal le 20 septembre.
Selon le ministère de la Sécurité publique, le rapport du juge Dionne a d'ailleurs été caviardé afin d'éviter toute interférence ou influence
dans les processus judiciaires en cours.
- François Messier