Regard sur les parcours atypiques de dirigeants de grandes organisations
La communicatrice et ex-politicienne Marie Grégoire prend les rênes de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) le 9 août dans la controverse. Elle ne sera pas la première dirigeante à se retrouver dans une telle position. La nouvelle PDG dispose d’atouts, mais elle devra éviter des écueils, estiment des experts.

Marie Grégoire dirigera Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
Photo : Radio-Canada
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
L’annonce de sa nomination par le gouvernement caquiste cet été a créé une certaine onde de choc dans le milieu de la culture au Québec. Beaucoup dénoncent son manque de connaissance ou d’expérience en archivistique et en bibliothéconomie pour diriger cette institution culturelle, ou encore le fait qu’elle n’ait pas occupé de postes de haute direction auparavant.
Mais d’autres font valoir ses talents de communicatrice et ses entrées au gouvernement Legault alors que l’institution est à un tournant, compte tenu des déficits accumulés à BAnQ et du difficile virage numérique en cours.
Sa candidature et celle d’une autre personne avaient été approuvées par le conseil d’administration de BAnQ et soumises au Conseil des ministres, à la suite d’un processus d’évaluation, pour succéder au PDG sortant, Jean-Louis Roy, comme le rapportait Le Devoir. (Nouvelle fenêtre) Une autre candidate en vue, Guylaine Beaudry, bibliothécaire en chef de l’Université Concordia, possédait quant à elle une solide expérience dans le domaine.
Dans le contexte, les défis qui attendent Mme Grégoire dans ses nouvelles fonctions seront très grands, notent des experts en gestion, mais sa situation de PDG au parcours inhabituel n’est pas si exceptionnelle quand on observe les grandes organisations publiques et privées.
On peut penser à Liza Frulla, qui est à la tête de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, ou à Diane Lemieux, qui dirige la Commission de la construction du Québec
, donne comme exemples François Dauphin, PDG de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques.
Ces deux femmes ont cheminé en politique, la première au Parti libéral du Québec et l’autre au Parti québécois, avant de se retrouver à la tête de ces organes étatiques dans des secteurs (hôtellerie et tourisme, d’un côté, et construction, de l’autre) où elles n’avaient pas une longue feuille de route.
Et dans les deux cas, elles sont très bien dans leurs fonctions depuis maintenant plusieurs années
, poursuit M. Dauphin. Il note toutefois que Liza Frulla et Diane Lemieux avaient toutes deux été ministres auparavant, ce qui n’est pas le cas de Marie Grégoire, bien qu’elle ait été députée adéquiste.
Pourquoi recruter un dirigeant de l’extérieur ou d’un autre domaine?
Une vingtaine de dossiers de candidature avaient été déposés pour prendre la tête de BAnQ. On peut supposer qu’une partie venait de l’interne et un certain nombre, de l’externe.
Si on fait le parallèle avec des organisations privées, environ 15 % des dirigeants sont recrutés à l’externe de l’organisation où ils sont nommés, et 85 % sont des promotions à l’interne
, illustre M. Dauphin.
Évidemment, on va souvent aller avec des promotions à l'interne parce que les gens sont en place depuis longtemps, ils connaissent bien la culture, le fonctionnement de l'organisation. Donc, souvent, c'est dans une volonté de continuité
, explique-t-il.
Le fameux 15 %, ce sont souvent des entreprises plus en difficulté ou avec une volonté de changement importante, soit un changement de culture, d'orientation, ou un changement stratégique majeur. Et à ce moment-là, on a intérêt à aller chercher une personne mieux positionnée pour arriver avec un cadre neuf
, dit-il.
« On vient chercher des qualités différentes et insuffler un vent de changement dans l’organisation. »
Parfois, une candidature est dite atypique
par rapport à ce qui serait attendu pour diriger l’organisation, soit à cause de l’origine de la personne ou encore de son âge ou de son genre, dans des milieux d’affaires traditionnellement masculins et blancs, notamment, note Vincent Sabourin, professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’ESG-UQAM.
Les différences culturelles peuvent aussi représenter un défi.
Comme pour le nouveau PDG d'Air France-KLM, Benjamin Smith. Pour un Canadien anglais, de se retrouver dans ces fonctions en France, c'est en soi quelque chose d’atypique
, cite Vincent Sabourin.
M. Smith était issu du secteur du transport aérien, mais le contexte de travail en France, les règlements, l'attitude, la culture, c'est tellement différent de ce qu'on fait en Amérique du Nord
, poursuit M. Sabourin.
Mais ils voulaient un PDG qui maîtrise la déréglementation, parce qu'en Amérique du Nord, c'est très déréglementé, il y a une concurrence sauvage. Et Air France est une compagnie gouvernementale qui éprouve des difficultés à s'adapter et qui a beaucoup d’ajustements à faire.
Il s'agissait donc d'un choix judicieux, selon lui.
Être à l’écoute et savoir bien s’entourer
Une personne qui est en quelque sorte parachutée à la tête d’une organisation dont elle ne maîtrise pas les activités courantes a tout avantage à prendre le temps d’écouter, d'avoir une certaine sensibilité à la culture [d'entreprise] existante, et d'évaluer assez rapidement quel est le rythme de changement acceptable à l'intérieur de l’organisation afin
de ne pas brusquer les choses, souligne François Dauphin.
Il faut aussi savoir s’entourer. Vincent Sabourin rappelle les parcours de Michael Sabia à la Caisse de dépôt et placement du Québec ou de Louis Vachon à la Banque Nationale.
C'étaient des chefs d'orchestre, des quarts-arrière. Ils ne maîtrisaient pas directement le métier, mais ils étaient capables de s'entourer de gens plus forts qu'eux dans leurs positions respectives
, une capacité qui n’est pas si courante, relate-t-il.
Mais un nouveau PDG ne doit toutefois pas se laisser manipuler par des gestionnaires plus expérimentés, note-t-il. Il ou elle a avantage à avoir une certaine expérience du domaine.
À ce sujet, MM. Dauphin et Sabourin rappellent le mythe du super-PDG
il y a une trentaine d’années : un as des résultats, mais sans expérience préalable du métier de l’organisation qu’il est désormais appelé à diriger. Ce modèle éblouissait beaucoup dans les grandes entreprises, mais a engendré nombre de fiascos. Il a été progressivement délaissé.
Je pense à l'exemple de Robert Nardelli [qui provenait de General Electric] et est arrivé à la tête de Home Depot au début des années 2000. Il a eu un mal fou, en faisant des changements peut-être trop drastiques dans une culture entrepreneuriale déjà en place et ça a été une déconfiture terrible pour Home Depot pendant ces quelques années-là
, relate François Dauphin.
On pense à Pierre Lortie, qui était PDG de la Bourse de Montréal et qui est devenu président de Provigo [au milieu des années 1980], rappelle pour sa part Vincent Sabourin. Provigo s’est mise à se diversifier, ils ont été dans le jouet, dans la pharmacie, mais ça s'est révélé un échec
, dans ces années-là, explique-t-il. Il aurait fallu au contraire se recentrer sur le métier d’épicier, comme l’a fait avec succès Métro-Richelieu à l’époque, poursuit-il.
Il ne faut donc pas délaisser des pans entiers ou des missions fondamentales de l’organisation que l’on chapeaute.
Il y a des cas de changements réussis, toutefois, comme celui effectué par Lou Gerstner chez IBM, au tournant des années 90, remarque M. Dauphin.
On a délaissé un peu la production d’ordinateurs centraux pour s'en aller vers une entreprise de services.
Néanmoins, sous sa gouverne, IBM a mis à pied des dizaines de milliers d'employés.
Et Gerstner arrivait du géant des biscuits Nabisco pour se retrouver dans une compagnie d’informatique! Comme quoi, il y a des cas radicalement différents. Donc, ça varie énormément d’une personne à l’autre.
Les forces et les défis de Marie Grégoire à BAnQ
Les critères de sélection qui étaient affichés sur le site du Secrétariat aux emplois supérieurs nous donnent une indication sur la volonté du CA de BAnQ d’aller recruter sa PDG à l’externe, mentionne M. Dauphin.
On mentionne un leadership collaboratif, une capacité de mobilisation, des aptitudes de négociation, et on parle aussi de sens de l'innovation et d’une capacité de gestion du changement, ce qui laisse sous-entendre que le conseil d'administration avait des orientations stratégiques qui sont passablement différentes de celles qui sont en place actuellement
, souligne M. Dauphin.
La connaissance de l'appareil gouvernemental québécois faisait aussi partie des différents critères du comité
, ce qui a assurément joué en faveur de Mme Grégoire, poursuit-il.
Pour une société d'État comme celle-là, on a besoin de quelqu'un qui va savoir tirer sur les bons leviers au gouvernement. [...] Et aussi rendre l’organisation plus apparente dans les médias et un peu partout. Donc, on a davantage sélectionné en fonction des qualités de la personne que sur la feuille de route en tant que telle
, estime M. Dauphin.
Pour Vincent Sabourin, cette nomination pourrait s’avérer une erreur. Selon lui, le virage numérique actuel représente le plus gros défi pour la BAnQ, en plus de la question du financement.
La BAnQ a besoin d’aller chercher des clientèles très ciblées et fragmentées qu’elle ne rejoint pas jusqu’ici, selon lui. Alors, il faut des dizaines de microcampagnes très ciblées sur des thèmes, des auteurs québécois, des collections, et que ça rentre dans votre téléphone. Votre Facebook, votre Instagram, la communication aujourd'hui, c'est ça. Il va falloir les attirer, les gens
, dit celui qui aurait plutôt vu quelqu’un des industries du web prendre la tête de la BAnQ.
Je pense que de n'avoir aucune expérience organisationnelle et institutionnelle, alors que la BAnQ est dans un contexte institutionnel complexe, beaucoup de ministères différents, de silos, de contextes, c'est un monde qui demande plusieurs années pour réussir à y fonctionner
, poursuit M. Sabourin.
« Ce qui m'étonne, c'est qu'on n'ait pas proposé d'autres candidatures. Que le choix de candidatures était assez limité somme toute. »
On sait que le gouvernement Legault est très axé sur les résultats. Alors, il va donner de l'argent conditionnellement à des résultats particuliers. Et c'est là que la réalité va rattraper, à mon avis, Mme Grégoire : il va falloir qu’on ait une maîtrise des activités pour pouvoir livrer et obtenir du financement. Donc on est loin de la coupe aux lèvres. Il y a même le risque d’empirer la situation
, croit-il.
Elle semble avoir l’appui du conseil d’administration, ce qui est extrêmement important, souligne de son côté François Dauphin. Le conseil peut jouer un rôle important à ce niveau-là, un type de mentorat, par exemple, par le président du conseil ou par d'autres membres du conseil qui peuvent l'aider, l'appuyer vraiment, s’il y a des lacunes ou des problématiques au départ.
« Un PDG, au quotidien, ça reste une seule personne. Ce n'est pas une organisation dans son ensemble. »
Dans un récent article de La Presse (Nouvelle fenêtre), Mme Grégoire disait vouloir prendre le temps de rencontrer ses nouveaux collègues avant de s’entretenir avec les médias au sujet de ses nouvelles fonctions.