Toutes les manifestations sont-elles traitées également par la police?

Une jeune femme brandit une pancarte où il est écrit « Définancez la police » devant un membre du Service de police de Toronto.
Photo : Radio-Canada / Rozenn Nicolle
Des activistes qui militent autour du thème de la réduction du financement ou de l'abolition de la police accusent les forces de l'ordre de manquer d'objectivité — un avis que le Service de police et le maire de Toronto écartent sans équivoque.
Sur les réseaux sociaux, des dizaines d'activistes et de groupes dont Not Another Black Life, la coalition No Pride in Policing, ou encore Toronto Indigenous Harm Reduction soutiennent que le Service de police de Toronto donne par exemple beaucoup de marge de manœuvre aux manifestants anti-confinement, qui se réunissent toutes les semaines.
Ils affirment que les manifestations pour des causes liées à la justice sociale et à la diminution du budget de la police sont gérées de façon beaucoup plus répressive.
Nous avons vu à plusieurs reprises des manifestants antimasques disant lors de leurs manifestations qu'ils aiment la police et que les policiers sont là pour les protéger
, souligne Anna Lippman, une doctorante en sociologie et organisatrice pour Standing Up for Racial Justice Toronto (SURJ), un organisme qui œuvre pour la justice sociale.
Elle souligne qu'un nombre grandissant de mouvements sociaux intersectionnels traitent de la réforme, de la diminution du budget ou même de l'abolition de la police, et que les groupes qui portent ces causes imaginent mal comment la gestion de leurs manifestations par la police ne reviendrait pas à un conflit d'intérêts.
« Quand il y a des manifestations qui appellent à la justice sociale et à une révision des rôles de la police, ce sont ces manifestants et ces événements-là qui sont ciblés par les autorités, et ce n'est pas surprenant. »
À la fin mai du mois de mai dernier, des centaines de manifestants au centre-ville de Toronto ont marqué l’anniversaire de la mort de Regis Korchinski-Paquet, une jeune femme noire tombée du balcon d'un appartement du 24e étage au printemps 2020 alors que la police était dans son domicile.
Sa mort, survenue la même semaine que celle de George Floyd, a souvent été mentionnée par ceux appelant à la réforme ou à la réduction du budget de la police à Toronto.
Pour commémorer la mort de Regis Korchinski-Paquet, des manifestants ont défilé le 24 mai dernier le long de la rue Yonge jusqu'à la rue Gerrard, où l’événement a dégénéré.
Le groupe Not Another Black Life, qui a organisé la marche, a affirmé sur Twitter et Instagram qu’au moins une organisatrice de l’évènement a été arrêtée et placée dans un véhicule de police, avant d'être relâchée.
Le Service de police de Toronto n'a pas confirmé qu'une arrestation avait eu lieu, mais des vidéos tournées par CBC News montrent une femme noire qui a été placée dans un fourgon par des policiers.
C’était évident que leur intention était de tuer l'atmosphère de la marche et d'interroger les organisateurs
, affirme Anna Lippman. Selon cette dernière, c’est parce que la police voit les appels à la réduction de son budget et le mouvementBlack Lives Matter comme une menace à son existence et à sa sécurité
.
La Ville et les policiers nient toute accusation de biais
Rejoint par Radio-Canada, le bureau du maire de Toronto a insisté sur l'objectivité des membres du Service de police de Toronto. Selon une porte-parole de John Tory, le maire s'attend à ce que la police de Toronto adopte une approche uniforme pour toutes les manifestations, quels que soient le sujet de la manifestation ou ses participants
.
Elle a ajouté que le maire estime que tout examen objectif des faits et des événements en question confirmerait que c'est bien le cas
.
Même son de cloche de la porte-parole du Service de police de Toronto, Connie Osborne, qui a écrit à Radio-Canada que des manifestations pacifiques ont eu lieu chaque fin de semaine au cours de la dernière année à Toronto et, pendant cette période, il y a eu à quelques reprises des gens qui ont refusé de dialoguer avec des agents et de se conformer aux lois, ce qui met en péril la sécurité dans le secteur
.
Le Service de police de Toronto se rend à environ 1100 manifestations en moyenne chaque année, selon le président du syndicat des policiers de Toronto, Jon Reid. Il affirme sans équivoque que chaque manifestation à Toronto est contrôlée de la même manière
par ses collègues.
Nos agents sont parmi les meilleurs, sinon les meilleurs au Canada pour gérer des foules
, explique-t-il. Leur travail c'est de s'assurer que chaque membre du public qui veut manifester peut le faire en toute sécurité.
« Ça donne aux manifestants la possibilité de réellement faire passer leur message. Les agents sont là pour s'assurer que les gens respectent la loi, et en échange ils protègent leurs droits de manifester pacifiquement et en toute sécurité. »
Le chef syndical admet que des manifestations peuvent parfois dégénérer, mais il souligne que des vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux et qui démontrent des comportements de policiers qui semblent agressifs ne montrent souvent qu'une fraction des événements.
Les vidéos tournées avec des téléphones portables, ça ne montre souvent qu'un seul côté de l'histoire
, affirme-t-il. C'est pourquoi il se réjouit que les policiers de Toronto soient de plus en plus équipés de caméras d'intervention.
Ce qui se passe maintenant, c'est que nos agents sont capables de capturer ce qui se passe du début à la fin d'un événement
, ce qui est vraiment très important.
Quant à la question de l'objectivité des 8000 membres du service qu'il représente, lorsqu'ils se retrouvent confrontés à des manifestants qui appellent à la diminution de son financement ou à son abolition, nous sommes très bien formés pour laisser tout ce genre de questionnement à la maison. Nos agents viennent au travail pour faire leur métier, et ils le font bien lors de ces événements
.
Les manifestants anticonfinement sont-ils réellement mieux traités que d'autres?
Les Torontois se sont habitués à ce que tous les samedis, des milliers de manifestants descendent sur le centre-ville pour défiler afin de démontrer leur opposition aux mesures qui visent à limiter la propagation de la COVID-19.
Il y a quelques semaines, certains ont même tenté d’empêcher des familles de faire vacciner leurs enfants devant une clinique éphémère gérée par la Ville de Toronto.
C'est troublant : soit la police ne veut pas intervenir et arrêter ces rassemblements, soit elle a des ordres de ne pas le faire
, estime l’avocate Caryma Sa’d, une observatrice qui documente depuis des mois les mouvements antimasque et anticonfinement de l’Ontario.
Now that I’ve cleared my head, it occurs to me that I just got ASSAULTED outside of a pop up mass VACCINATION CLINIC directly outside Toronto City Hall @npstoronto by Covid-denying #antimaskers and #antivaxxers.
— Caryma Sa'd - Lawyer (@CarymaRules) May 23, 2021
On the whole, I would say @TorontoPolice dropped the ball. pic.twitter.com/3EvkOLaCwV
Elle affirme que des manifestants antimasques démontrent souvent des comportements illégaux lors de leurs défilés, comme des insultes, du harcèlement, ainsi que des agressions physiques, dont elle affirme avoir elle-même été victime.
Au mois de janvier, la police de Toronto a révélé que quatre individus ont été accusés d'entrave à un agent de la paix lors d'une manifestation anticonfinement au centre-ville de Toronto, et qu'un homme de 72 ans avait aussi été accusé d'agression contre la police.
Plus récemment, lors d'une manifestation anticonfinement le 15 mai dernier, deux policiers ont été blessés, dont un qui aurait été mordu, selon un communiqué publié par le service de police de Toronto.
« Je pense qu'ils ont été enhardis par le manque d'action de la police. »
Selon Caryma Sa'd, les militants anti-confinement disposent d’une plus grande marge de manœuvre que les manifestants d’autres mouvements.
Il y a eu quelques arrestations et quelques occasions auxquelles je peux penser où les policiers ont agi de manière agressive envers des manifestants antimasque, mais je n’en ai pas vu depuis janvier ou février. Depuis, leur attitude a vraiment été de les laisser faire et d’essayer simplement de minimiser les frictions et les interactions avec la population le long des chemins de leurs défilés
.
La montée du profilage politique
Selon la sociologue Pascale Dufour, les écarts dans les réponses des autorités aux différents mouvements sociaux s'expliquent par un phénomène qu’elle surnomme le profilage politique
.
Comparable au profilage racial et au profilage social, le profilage politique c’est cette idée qu’on soit sur-arrêté ou qu’on soit sur-surveillé à cause de nos opinions politiques
, explique la professeure titulaire au Département de science politique de l’Université de Montréal.
Comment définir la notion de profilage politique?
Le profilage politique
consiste à considérer que l’identité politique (la cause, l’idéologie, etc.) de la manifestation, réelle ou perçue par la police, peut expliquer pourquoi celle-ci se montre plus ou moins tolérante, intervient ou non, et cela, plus ou moins rapidement et de manière plus ou moins répressive.
Définition fournie par Pascale Dufour
De la même façon que le profilage racial n’est pas autorisé, et bien le profilage politique ne devrait pas exister, puisqu’on ne devrait pas être puni à cause d’une idéologie, d’une croyance politique, ou d’une expression d'un sentiment politique
tant que l’on demeure dans le respect de la loi et du Code criminel, explique la sociologue.
Et alors que les mouvements de justice sociale de Toronto ont souvent exprimé leur souhait d’abolir ou de repenser le financement de la police, pour plutôt investir une partie de son budget dans des services sociaux et communautaires, c’est raisonnable de se questionner sur l’objectivité des policiers quand ils surveillent une manifestation de gens qui sont contre eux. C’est un peu un conflit d’intérêts, c'est relativement évident
.
Mais comme l’explique Pascale Dufour, qui est aussi membre de l’Observatoire sur les profilages, ce qui est moins évident, c’est de prouver ce manque d’objectivité au sein des corps de police.
Le problème en termes de faire la preuve, que ce soit une preuve scientifique, empirique ou juridique, c’est d’avoir des données qui peuvent corroborer ces observations, ces intuitions, ces hypothèses
.
Ni la police de Toronto ni le bureau de la solliciteure générale n’ont accepté de nous transmettre des données pour démontrer combien d’amendes ont été remises ni combien d’arrestations ont été effectuées dans la dernière année en lien avec différents types de manifestations.