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« Je ne voulais pas de ligature, mais je me sentais impuissante »

Ligaturer une femme, la priver à tout jamais de sa capacité à enfanter, n’a rien d’anodin. Cela prend une tournure douloureuse lorsque la femme en question n’a pas consenti de façon éclairée à cette procédure définitive. C’est ce qu’allèguent avoir subi plusieurs femmes autochtones du Québec, qui ont partagé leur récit avec une équipe d’Enquête.

Nicole Awashish porte un masque et tient une affiche avec la photo de Joyce Echaquan.

Nicole Awashish lors d'un événement en l'honneur de Joyce Echaquan, morte tragiquement à l'hôpital de Joliette.

Photo : Facebook/Nini Awashish

Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Nicole Awashish avait à peine 19 ans lorsqu’elle a été stérilisée. Elle était en plein accouchement, à quelques minutes de subir une césarienne, lorsque son médecin lui a dit qu’avoir un autre enfant serait pour elle « dangereux » et qu’il fallait la ligaturer sur-le-champ.

Je n’ai pas eu le temps d’y penser, raconte aujourd’hui la femme de 58 ans. J’avais deux petits bébés. Ils auraient pu me donner la pilule... Il y avait d’autres options. Je me suis sentie obligée.

L’histoire de Mme Awashish n’a rien d’anecdotique. Six femmes autochtones, des communautés atikamekw, innues et cries, ont raconté à Enquête avoir été stérilisées sans leur consentement libre et éclairé ou avoir subi des pressions pour avoir recours à une chirurgie stérilisante. Plusieurs autres ont confié avoir des doutes qu’une tante, une mère, une sœur ou une grand-mère ait été ligaturée contre leur gré.

Les récits recueillis s’échelonnent de 1981 à 2006 et touchent plusieurs hôpitaux de différentes régions du Québec.

J’ai fait une grande dépression

La stérilisation imposée est un sujet tabou dans les communautés autochtones, plusieurs femmes ont donc préféré raconter leur expérience sous le couvert de l’anonymat.

C’est le cas de Marie (nom fictif), qui a subi elle aussi une ligature des trompes de Fallope au moment d’une césarienne, en 2000. Elle n’avait que 32 ans. La femme atikamekw affirme n’avoir eu aucune discussion au préalable avec le médecin sur une possible opération stérilisante et ne l’avoir appris que des mois après son accouchement.

La nouvelle a eu sur elle un effet dévastateur : Quand j’ai su après quelques mois que je ne pouvais plus avoir d’enfant, c’était tout un choc pour moi. J’ai fait une grande dépression.

Deux décennies plus tard, Marie éprouve toujours une grande colère.

Plus d'une centaine de cas au Canada

Des récits comme ceux-là, l’avocate Alisa Lombard en a entendu des dizaines, elle qui représente quelque 75 femmes autochtones dans deux recours collectifs déposés en Saskatchewan et au Manitoba. Les stérilisations imposées et faites sous pression, ça ne concerne pas que quelques femmes. C’est un problème systémique, affirme-t-elle.

Deux autres recours, pilotés par le cabinet Koskie Minsky, sont également en attente d’approbation en Alberta et en Colombie-Britannique.

La question des stérilisations imposées et faites sous pression fait les manchettes depuis 2015 dans les provinces de l’Ouest. La médiatisation de deux premiers cas, en Saskatchewan, a fait boule de neige ; dans les mois qui ont suivi, des dizaines de femmes se sont manifestées et ont allégué avoir été stérilisées contre leur gré ou sans consentement éclairé.

En 2017, à la demande de l’agence régionale de la santé de Saskatoon, la Dre Judith Bartlett et la chercheuse Yvonne Boyer, aujourd’hui sénatrice, ont mené une enquête qui a confirmé l’existence de cette pratique.

Une négligence mortelle

La situation est à ce point préoccupante que le Comité des Nations unies contre la torture a tiré la sonnette d’alarme en décembre 2018, implorant le Canada de veiller à ce que toutes les allégations de stérilisation forcée ou contrainte fassent l'objet d'une enquête impartiale, que les personnes responsables rendent des comptes et que les victimes aient droit à un dédommagement adéquat.

Lorsque le Canada a formé un comité sénatorial pour se pencher sur la question, en 2019, le Québec a préféré passer son tour et ne pas participer aux travaux (Nouvelle fenêtre).

Me Lombard confirme toutefois avoir reçu des appels de femmes de presque partout au Canada, y compris du Québec.

L'avocate est assise. Un micro est placé devant elle.

L'avocate Alisa Lombard.

Photo : CBC

La stérilisation, explique Me Lombard, est souvent proposée au moment de l’accouchement par césarienne, lorsque les médecins s’apprêtent à ouvrir le ventre de la patiente. C’est pourtant un moment où une mère n'est absolument pas en état de prendre une telle décision, insiste Me Lombard, qui parle de consentement vicié voire carrément de négligence mortelle.

Pour l’instant, rien n’interdit à un médecin de proposer une chirurgie stérilisante à une femme sur le point d’accoucher, déplore l’avocate. L’Association canadienne de protection médicale souligne cependant que pour être valide, un consentement doit être donné volontairement, que le patient doit avoir la capacité mentale de consentir et qu’il doit être bien informé.

Depuis les travaux du comité sénatorial, de nombreux intervenants, dont la sénatrice Yvonne Boyer et l’avocate Alisa Lombard, souhaitent que la notion de consentement soit mieux balisée.

Tu en as déjà beaucoup

Les raisons invoquées par les médecins pour proposer la chirurgie stérilisante sont multiples. On juge que les femmes ont trop d’enfants, qu’elles sont précaires, qu’elles ont un problème de consommation ou que leurs compétences parentales sont déficientes.

T’en as déjà beaucoup (d’enfants), se rappelle avoir entendu Marie, qui était déjà mère de cinq enfants au moment de sa césarienne. Elle soupçonne que c’est une des raisons qui ont motivé le médecin à procéder à une ligature des trompes.

Le récit de Jacqueline (nom fictif) fait frémir. La femme atikamekw raconte avoir été stérilisée à la fin des années 1980. Le médecin estimait que ses grossesses étaient trop rapprochées, raconte Jacqueline, mais dans son esprit, les motifs de cette ligature sont sans équivoque : J'étais avec un homme violent. C'est à cause de ça qu'ils m'ont ligaturée.

Je me faisais abuser par mon mari. Je tombais tout de suite enceinte, relate la femme dans la cinquantaine. C'était marqué dans mon dossier (médical) que j'étais une femme qui se faisait battre.

Comme bien des femmes n’ayant pas pleinement consenti à cette procédure définitive, c’est lorsqu’elle a tenté d’enfanter à nouveau qu’elle a compris qu’elle était stérile.

Jamais urgent de ligaturer

Comme à Nicole et Jacqueline, un médecin a affirmé à Brenda, une femme crie du nord du Québec, qu’avoir un autre enfant serait dangereux pour sa santé. Brenda a donc subi une ligature des trompes au moment d’une cinquième césarienne, en 2006.

J’étais déjà sur la table d’opération, relate Brenda. Je ne voulais pas de ligature, mais j’étais attachée, j’avais une épidurale, je me sentais impuissante.

Est-ce parce que je suis une femme autochtone? Est-ce que cela arrive aux non-autochtones?, se demande Brenda, la voix brisée par l’émotion.

Une chirurgie stérilisante n’est pourtant jamais urgente, rappelle l’avocate Alisa Lombard. Son caractère définitif exige un temps de réflexion, même lorsque les motifs invoqués par le médecin ont trait aux risques associés aux grossesses multiples.

Jacynthe Petiquay était au début de la vingtaine lorsqu’elle s’est fait ligaturer, vers le milieu des années 1990. La femme originaire de Wemotaci raconte avoir consenti à l’opération parce qu’elle savait cette procédure parfois réversible, lorsqu’on attache les trompes avec des clips.

C’est lorsqu’elle a consulté un médecin quelques années plus tard qu’elle a compris qu’il lui fallait faire une croix sur son désir d’avoir un bébé avec son nouveau conjoint.

Je suis allée voir mon médecin, il m’a dit : "Jacynthe, j'ai une mauvaise nouvelle, tu n’as plus de trompes du tout, je peux rien faire pour toi. Ils t'ont pas coupée, ils t'ont pas clippée, ils ont tout brûlé.

Ça m'a beaucoup blessée, raconte l’infirmière de profession, qui travaille aujourd’hui dans la communauté atikamekw de Manawan. Ce n’était pas un consentement éclairé. Ils ne m'ont jamais dit qu'ils allaient brûler (les trompes) au complet. C'est pas parce que j'ai dit que je ne voulais plus avoir d'enfant que je ne voulais pas d'enfant à vie, ajoute-t-elle.

La mort de Joyce Echaquan est venue éveiller en Mélanie Vollant un profond traumatisme. En décembre 2020, elle a partagé publiquement les pressions qu’elle a subies pour être stérilisée, au cours d’une entrevue accordée à Radio-Canada.

Mélanie est assise devant un micro.

Mélanie Vollant est une mère de famille.

Photo : Radio-Canada / Nicolas Lachapelle

C’était en 1992; la femme innue de Sept-Îles avait alors 20 ans. Elle venait à peine de donner naissance à son deuxième enfant lorsque la médecin s’est présentée dans sa chambre d’hôpital pour lui proposer une stérilisation.

Elle m’a dit : "Regarde, Mélanie, les enfants sont souvent placés. On a de la place cet après-midi pour une ligature des trompes".

Mme Vollant a refusé la procédure malgré l’insistance du personnel soignant. Elle a mis des années à s’en remettre.

Si la mort de Joyce l’a autant affectée, c’est parce que, comme pour elle, on a porté un jugement sur ses capacités parentales. Ça m’a bouleversée. J’ai maintenant six enfants dont je n'ai jamais perdu la garde.

Comme toutes les femmes qui ont accepté de témoigner de leur expérience, Mélanie Vollant conserve une profonde méfiance envers le système de santé.

Elle a été la toute première femme autochtone au Québec à dénoncer publiquement l’expérience qu’elle a vécue, mais ça pourrait n’être que le début d’un éveil, met en garde l’avocate Alisa Lombard, elle-même issue de la nation Mi'gmaq et d’origine acadienne.

La question n’est pas de savoir si cette pratique a eu cours au Québec, mais à quel point les femmes autochtones y ont été exposées, conclut-elle.

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