Des agriculteurs français peinent à se remettre d’un « gel exceptionnel »
Au début avril en France, des milliers de vignes ont été endommagées, de même que des centaines de milliers d’arbres fruitiers et d'innombrables hectares de cultures. Les dégâts sont estimés à au moins 4,5 milliards de dollars. Visite dans l’un des secteurs les plus touchés, en Provence.

Sébastien Clément dans le domaine familial menacé par les aléas climatiques.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
« Il n'y a aucun agriculteur aujourd'hui vivant qui ait connu ce genre d'événement. » Pascal Invernon est catégorique. Le gel qui a frappé la France dans la nuit du 7 au 8 avril est « hyper exceptionnel ».
Le terme vient de ses collègues spécialisés dans les questions climatiques agricoles. Lui, son boulot, c’est d’assister les agriculteurs en difficulté financière. Et, depuis ce gel exceptionnel, il est très sollicité.
Conseiller d’entreprise à la Chambre d’agriculture du Vaucluse, il est l’un des mieux placés pour bien mesurer l’ampleur des dégâts. Ce qu’on sait, c’est que le gel a été exceptionnel et que les pertes vont être elles-mêmes exceptionnelles.

Pascal Invernon, conseiller d'entreprises à la Chambre d'agriculture du Vaucluse.
Photo : Sandrine Saillard
Fin mars, les températures étaient plutôt estivales en Provence, ce qui a stimulé l’éclosion des bourgeons. Bien trop tôt. Début avril, le mercure a plongé sous zéro à quelques reprises la nuit. Presque tout ce qui avait commencé à pousser a gelé.
Les feux allumés dans les vergers ont donné des images spectaculaires, mais n’ont pas été très efficaces pour protéger les fruits. L’aspersion d’eau sur les pommiers, là où elle a été réalisée, semble avoir sauvé une partie des récoltes.
En France, les productions de fruits à noyau (abricots, nectarines, cerisiers et amandiers) sont parmi les plus touchées. Les estimations de pertes dépassent les 4,5 milliards de dollars pour l’ensemble du monde agricole français.
Des jours compliqués devant nous

Une partie des Vergers de la Courtoise. Des arbres à nectarines dont l'ensemble de la production a été touchée par le gel.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Sur les terres de Serge Avy, tout semble normal au premier abord. Devant nous, des centaines d’arbres à nectarines en rangées bien droites. Les feuilles, bien vertes.
C’est en s’approchant que les dégâts sont visibles. Sur les branches, les débuts de fruits, à peine plus gros qu’une olive. C’est tout noir, tout desséché
, explique le producteur, un peu désolé.

Même les fruits qui semblent relativement épargnés par le gel ont été trop touchés pour poursuivre leur croissance. Dans les vergers de la Courtoise, les nectarines sont une perte totale.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Serge Avy sort un couteau de poche et fend un fruit un peu plus gros, un rare qui semblait avoir été épargné par le gel. Il montre le noyau. Vous voyez les impacts du froid. Il ne va pas aller bien loin, ce fruit.
L’arboriculteur cultive dans la région depuis près de 40 ans, sur des terres qu’il avait choisies justement parce qu’elles étaient historiquement protégées des gels printaniers.
Jusqu’à présent.
Serge Avy s’avance vers un autre arbre et frappe légèrement la branche avec ses doigts. Une pluie de petits fruits noirs séchés tombe sur le sol. Vous tapotez, il y a tout qui tombe.

Serge Avy, l'un des directeurs d'une entreprise familiale, qui produit plusieurs fruits à noyau en Provence.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
L’homme est visiblement désolé dans son verger. Le gel a tout emporté; tout est perdu. Environ 300 tonnes de pêches et de nectarines et 500 tonnes d’abricots. C’est des jours très compliqués qui s’annoncent devant nous.
Il y a d’abord une centaine d’employés saisonniers qui se retrouvent au chômage, sans compter les salariés permanents qu’il faudra bien mettre au chômage, faute de fruits à transformer.
Puis il y a l’avenir de l’entreprise familiale, carrément remis en question. Des millions ont été investis dans l’entretien des arbres pour assurer la récolte qui vient d’être détruite. Avec quel argent financer la suivante?
On n’en dort pas bien
, admet Serge Avy. C’est le climat qui va gérer la suite… en espérant qu’on arrive à être encore là dans les années à venir, si ces phénomènes de gel ne finissent pas par nous décourager.
Quel avenir, sous un climat menaçant?
Bien des agriculteurs ont contacté Pascal Invernon avec des préoccupations semblables. Depuis quelques semaines, il doit gérer les demandes d’aides financières à court terme et des questions plus profondes.
Il évoque des inquiétudes plus fondamentales
sur l’avenir d’une profession confrontée aux aléas d’un climat changeant, extrême. Il parle de détresse psychologique
.
À ses yeux, cet épisode de grand gel a poussé à bout le monde agricole. Si ces événements climatiques se répètent trop souvent, ça craquera, la résilience [des agriculteurs] aura ses limites.

Les vignes sur le plateau de Châteauneuf de Gadagne, appartenant au Domaine des Garriguettes.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
La résilience (et ses limites) se mesurent bien sur les parcelles de Sébastien Clément. Jeune vigneron, il est établi sur le domaine familial, près d’Avignon, sur des terres où le raisin était cultivé il y a 700 ans, quand les papes étaient installés dans leur palais.
Sur les vignes, la moitié des jeunes pousses sont brunes, brûlées par le froid. Mais ici, les dégâts sont moins mauvais que ce qui a été imaginé au lendemain du gel.

« Pour nous, le brun signifie la fin de saison, après les vendanges, après les vinifications. » Sébastien Clément, jeune vigneron au Domaine des Garriguettes
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
D’autres bourgeons sont apparus depuis. Des bourgeons qui n’étaient pas éclos lorsque le mercure a chuté. Aux côtés des feuilles brunes, ratatinées, brûlées, il y a donc de petites feuilles vertes.
Avec ces raisins et les invendus de 2020, le viticulteur espère limiter les pertes à seulement
25 % ou 30 % d’une année normale.
Un espoir qui n’efface pas toute la douleur et les angoisses. Sébastien Clément s’accroupit, caresse le pied d’une vigne plantée par son grand-père il y a plus de 60 ans. Ça fait quelque chose au coeur. C'est compliqué (émotionnellement) de venir dans les vignes aujourd’hui. Les vignes, on les plante, on les fait grandir, on les forme comme on forme un enfant…

Sébastien Clément travaille sur des parcelles dont il a hérité de son grand-père, où du raisin poussait « à l'époque des papes en Avignon ».
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Sa voix se fait plus faible, tremblante. Là, c’est vraiment un coup dur.
Les yeux humides, le viticulteur se détourne du micro, allume une cigarette.
Les anciens parlaient souvent de catastrophe du siècle. J’espère très sincèrement que ça sera le gel du siècle et qu’on ne le revivra pas de très longtemps.
Sébastien Clément réclame des mesures exceptionnelles
d’aide aux agriculteurs. Un peu à l’image des milliards donnés à Airbus et Air France dans la foulée de la pandémie.
Il parle de techniques pour retarder l’éclosion des bourgeons, des cépages différents mieux adaptés aux climats plus chauds. Autant de stratégies pour s’accrocher à ce métier qui est aussi une passion.
Une passion qu’il espère transmettre à son jeune fils. Ce qui me fait peur, c’est que mon fils ne puisse pas un jour choisir d’être agriculteur parce que le dérèglement climatique lui interdira de faire ce choix-là...