Tuerie de Portapique : des vies auraient pu être sauvées, selon d'anciens policiers

Deux agents de la GRC observent un moment de silence à la mémoire de l'agente Heidi Stevenson, tuée dans les événements tragiques de la nuit du 18 avril au 19 avril en Nouvelle-Écosse.
Photo : La Presse canadienne / Andrew Vaughan
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Où étaient les policiers et les barrages? Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’alerte provinciale pour avertir la population? Il y a un an, 13 heures de cavale meurtrière en Nouvelle-Écosse ont conduit à la pire tuerie de masse de l'histoire moderne du Canada. Les familles des victimes et des experts croient que des vies auraient pu être épargnées.
Les 18 et 19 avril, Gabriel Wortman, un denturologiste de 51 ans de la Nouvelle-Écosse, tue 22 personnes. Sa cavale meurtrière dure un peu plus de 13 heures. Il est abattu à une station d’essence par des policiers qui s’étaient arrêtés pour faire le plein de leur véhicule.

Les 22 victimes de la tuerie de Portapique
Photo : Radio-Canada
Est-ce que d'avoir plus de présence de policiers sur le terrain, ériger des barrages, bloquer les chemins, est-ce que ça aurait pu sauver des vies? Est-ce que les policiers, s’ils avaient eu un meilleur entraînement, une meilleure coordination, l’accès à du meilleur équipement, est-ce que ça aurait pu sauver des vies? Je pense que oui
, affirme Louis-Philippe Thériault, un agent de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à la retraite.

Louis-Philippe Thériault a travaillé pendant 11 ans comme agent de la GRC.
Photo : Radio-Canada / Nicolas Steinbach
La fusillade de Portapique touche personnellement l'agent de la GRC à la retraite Louis-Philippe Thériault. Six ans avant, en juin 2014, il avait été impliqué dans la fusillade de Moncton qui avait coûté la vie à trois de ses collègues et amis.
Si ça se reproduisait ici, je ne pense pas qu’on ferait face à un tel chaos. Cependant, il semble qu'en Nouvelle-Écosse, il y a eu une certaine confusion avec l'échange de coups de feu entre des policiers à la caserne de pompiers. Le suspect en cavale, ne savait pas où il était. On ne savait pas vers quelle route il s'en allait
, fait valoir M. Thériault.
La fusillade se déroule dans plusieurs communautés rurales. L'assaillant tue des voisins, des collègues et des inconnus qu'il croise sur son chemin. Il parcourt près de 200 km.
Le sous-commissaire de la GRC à la retraite Pierre-Yves Bourduas, se demande si d'autres renforts auraient dû être appelés le soir du drame.
Est-ce que la GRC a utilisé tous les outils nécessaires? Est-ce qu'on a fait appel à d'autres corps policiers qui auraient pu supporter l'action de la GRC? On parle par exemple du corps policier à Truro, qui eux étaient disponibles pour pouvoir aider, mais qui, malheureusement, n'ont pas été sollicités
, indique Pierre-Yves Bourduas.

Pierre-Yves Bourduas, ancien sous-commissaire de la GRC à la retraite
Photo : Radio-Canada
Lorsqu'on parle de déploiement d'effectifs policiers en milieu rural, il est certain que la commission d’enquête va se pencher là-dessus pour déterminer s’il y a un standard à appliquer au niveau canadien pour éviter ce type de tragédie.
La GRC a décliné notre demande d'entrevue. Le corps policier n'a, à ce jour, pas voulu confirmer le nombre d'agents qui ont été déployés dans la région dès les premières heures du massacre.
Failles de communication
Nick Beaton a perdu sa conjointe Kristen, enceinte de leur deuxième enfant, lors de la tuerie. Selon lui, la GRC n'a pas bien informé la population pour la protéger du danger.
Ils ont choisi de diffuser toutes les informations sur Twitter, c’est un non-sens total et ça m’enrage
, a-t-il confié à l'émission Fifth Estate, de CBC, lors d'une entrevue diffusée en novembre 2020.

Kristen Beaton était une mère et une épouse qui travaillait dans le domaine des soins de santé.
Photo : Facebook
Durant toute la durée du massacre, la GRC diffuse une dizaine de gazouillis sur Twitter. Toutefois, aucun communiqué de presse ni alerte d’urgence ne sont diffusés.
Je suis le premier à admettre que je n'ai pas de compte Twitter. Il y a beaucoup de gens dans les régions rurales en Nouvelle-Écosse qui n'ont pas de compte Twitter et encore moins une bonne connexion Internet. Mais, tous les gens ont un téléphone cellulaire ou à peu près. Donc, il est évident que ce bris de communication a eu des conséquences quand même importantes en ce qui a trait aux mortalités
, croit l'ancien sous-commissaire de la GRC Pierre-Yves Bourduas.
En janvier 2021, alors que des coups de feu sont tirés non loin d’une école à Riverview, au Nouveau-Brunswick, une alerte provinciale est transmise à la population sur les appareils mobiles, quelques heures après les événements. L’agent à la retraite Louis-Philippe Thériault a lui-même reçu l’alerte.
Pour me dire qu'il se passait quelque chose dans la région et qu'il y avait quelqu'un qui était potentiellement dangereux et qui était en cavale. Je ne crois pas que ces alertes-là auraient été lancées si Portapique n'était pas arrivé
, relate-t-il.
12 heures pour signaler la ruse du tueur
Alors qu'il se déplaçait de village en village, le tireur est au volant d'un faux véhicule de police et est déguisé en policier.
Si nous avions su que le tireur se faisait passer pour un policier, jamais ma femme n'aurait quitté la maison
, a rapporté Nick Beaton à l'émission Fifth Estate.

Le 19 avril, la GRC diffuse cette image et stipule que le tireur conduit ce qui semble à première vue être un véhicule de la GRC et porte peut-être un uniforme de policier. On demande aux gens de faire appel à la prudence.
Photo : Gracieuseté - GRC
Une enquête de Fifth Estate démontre que la GRC avait été avertie de ce fait dans les premières heures du carnage. Le corps de police a cependant choisi de divulguer cette information sur Twitter le lendemain, 12 heures après le début de la fusillade. Dix-neuf personnes avaient alors été tuées, dont la gendarme de la GRC Heidi Stevenson.
Cet événement a été une des pires situations que quelqu'un puisse imaginer. Vous imaginez une personne qui est habillée comme vous, qui circule avec un véhicule comme vous. Comment est-ce qu'on fait pour discerner le vrai du faux?
Il semble évident qu'il y a eu un bris de communication à l'intérieur de la GRC pour communiquer justement à la population et aussi aux autres policiers qui étaient en patrouille à ce moment-là. L'information vitale que le suspect opérait un véhicule marqué de la GRC et était en uniforme. Parce qu’il faut réaliser que la gendarme Stevenson, qui est malheureusement décédée, comme les autres personnes qui sont malheureusement décédées le matin du 19 avril, si elle avait été saisie de cette information il est absolument certain que la réaction aurait été moindre
, dit Pierre-Yves Bourduas.

La constable Heidi Stevenson comptait 23 années de service au sein de la GRC.
Photo : Gendarmerie royale du Canada
En mars 2021, la GRC en Nouvelle-Écosse annonce avoir détruit sept tonnes d’uniformes pour empêcher leur revente et s’assurer que personne ne puisse se faire passer pour un agent.
Les familles maintenues dans le silence
Tout ce que nous voulons, ce sont des réponses, que la GRC admette qu'elle a fait des erreurs
, a indiqué à maintes reprises Nick Beaton notamment lors d'une marche à Bible Hill, le 22 juillet 2021, qui avait comme objectif de demander la tenue d'une enquête publique sur les événements de Portapique.

Nick Beaton a perdu sa femme enceinte de leur deuxième enfant.
Photo : Radio-Canada / Nicolas Steinbach
Les communications entre la GRC et les familles des victimes ne semblent pas s'être améliorées depuis la fusillade, bien au contraire. Des familles déplorent être maintenues dans le silence.
Certaines d’entre elles ont d'ailleurs intenté un recours collectif contre la GRC et la province. Les proches affirment entre autres que la police nationale ne compte pas assez d’effectifs et critiquent les communications de la police.
Après des mois de tergiversations, une commission d'enquête indépendante est finalement annoncée pour juillet 2021 par le gouvernement fédéral.
Une enquête publique pour ce type de situation là devrait être automatique. On ne devrait pas avoir attendu après le politique pour forcer la main de la force policière.
Je pense que dès le début, tant en Nouvelle-Écosse qu'à Ottawa, les autorités n'ont pas démontré de l'intérêt pour apprendre des leçons de cette fusillade. Les familles ont vraiment souffert de ne pas avoir été entendues à ce moment-là, alors que de les écouter aurait été tellement simple et c'est probablement la plus importante leçon que je retiens
, indique Tim Houston, chef de l'opposition officielle et chef du Parti progressiste-conservateur de la Nouvelle-Écosse.
Le bureau du premier ministre de la Nouvelle-Écosse a décliné notre demande d’entrevue.

Un enquêteur à la résidence de deux des victimes, à Wentworth Centre, en Nouvelle-Écosse, le 20 avril 2020.
Photo : La Presse canadienne / Andrew Vaughan
Commission d'enquête
Le tireur était connu des corps de police, ayant déjà été accusés pour une agression et avoir proféré des menaces à l’égard de la police. Il aurait aussi été visé par une plainte de violence conjugale.
La commission doit se pencher sur les causes ayant mené à la fusillade, sur l'intervention de la police et des agences concernées et sur les mesures prises pour informer et aider les victimes
J'espère que l'enquête publique qui va être menée va donner des réponses à ces questions-là et que les personnes responsables vont être tenues responsables et, comme dans le cas de Moncton, que des recommandations soient faites et implantées rapidement
, indique Louis-Philippe Thériault.
En 2017, la GRC a été reconnue coupable de ne pas avoir fourni à ses membres de l’équipement et de la formation de recours à la force, relativement à la fusillade de Moncton.
La commission d'enquête indépendante devrait publier un rapport préliminaire en mai 2022 et définitif en novembre de la même année.
Aucune date n'est encore prévue pour le début des audiences.