Propriété intellectuelle : les cours en ligne face à « un risque de commercialisation »

Des cours en ligne offerts par les universités sont exposés à un risque de commercialisation, selon des experts en droit de la propriété intellectuelle.
Photo : iStock
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Le transfert d’un programme d’études offert en ligne dans une université ontarienne s'est fait sans consultation préalable des professeurs qui l’ont conçu. Cette décision soulève d’importantes questions sur la protection de la propriété intellectuelle dans les établissements postsecondaires, selon des experts.
Cette semaine, l’Université Laurentienne de Sudbury a annoncé qu’elle avait conclu un accord avec l’une de ses universités fédérées, l’Université Huntington, pour acquérir son programme de gérontologie offert en ligne depuis deux ans. Il s’agit toutefois d’un simple transfert de matériel de cours et l’accord ne prévoit pas de transfert de postes de professeurs.
Le programme de gérontologie était menacé de disparaître comme tous les autres programmes de l’Université Huntington après la dissolution de la fédération que l’Université Laurentienne envisage le 30 avril.
Le directeur du programme de gérontologie, Krishnan Venkataraman, explique qu’il a appris la nouvelle dans les médias mercredi.
« On n’était pas au courant que des négociations avaient lieu [...]; ce fut toute une surprise. »
Le programme de gérontologie est offert en présentiel à l’Université Huntington depuis longtemps, mais le corps professoral s’est rendu compte que les étudiants ne provenaient pas de la communauté locale, mais plutôt de partout au Canada
, souligne M. Venkataraman.
Il y a deux ans, les professeurs du département ont donc eu l’idée de créer des cours en ligne pour permettre à des étudiants intéressés de faire tout le baccalauréat à distance. La démarche a eu du succès, précise le directeur du programme, car cette année uniquement, il y a eu plus de 1000 inscriptions aux divers cours en ligne.
Nous avons créé ce programme pour qu’il soit fort et robuste, c’est bien pour les étudiants, mais aussi pour nous-mêmes, [les professeurs], pour garder nos carrières. Les programmes dans lesquels il y a peu d’inscriptions sont à risque, on le sait, donc on voulait rester viables. [...] Jamais on n’aurait imaginé être dans une situation où le programme allait exister, mais sans que nous en fassions partie
, fait savoir M. Venkataraman.
Il se réjouit du fait qu’avec la nouvelle entente, les étudiants déjà inscrits au programme de gérontologie pourront au moins poursuivre leurs études, qui semblaient compromises depuis l’annonce de la dissolution imminente de la fédération.
Mais quant à la question de savoir si les professeurs garderont les droits d’auteur sur le contenu des cours qu’ils ont créés, le professeur n’est pas en mesure de répondre par oui ou non.
« Nous avons été payés pour concevoir ces cours, nous ne les avons pas créés gratuitement, nous avons été rémunérés pour notre temps et nos efforts. Est-ce que cela inclut les droits d’auteur? Je ne sais pas, mais je sais qu’on n’a jamais signé quoi que ce soit pour céder nos droits d’auteur à Huntington. »
La convention collective qui régit les professeurs de l’Université Huntington est également vague à ce sujet. Dans la section concernant les cours à distance, il est précisé que le matériel de cours est normalement conçu par des professeurs qualifiés à temps plein
, à moins que ces professeurs ne soient pas disponibles ou n’aient pas l’expertise nécessaire dans le domaine.
Il y est aussi indiqué la rémunération offerte aux concepteurs des cours en ligne, mais sans mention des droits d’auteur.
À lire aussi :
La convention collective comporte aussi une section relative au comité responsable de la propriété intellectuelle et à son rôle, mais ne spécifie pas si les professeurs gardent les droits d'auteur sur les cours qu’ils conçoivent.
Radio-Canada a demandé spécifiquement à l’Université Huntington qui, des professeurs ou de l’Université, détenait les droits d’auteur sur le matériel de cours en ligne.
Une porte-parole a répondu en indiquant qu’étant donné que les termes de l’entente entre l’Université Laurentienne et l’Université Huntington sont strictement confidentiels dans le cadre de la procédure [que suit la Laurentienne en vertu] de Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC), [l’établissement] n’était pas en mesure de faire de commentaires pour l’instant
.
La confédération des syndicats de professeurs d’université de l’Ontario (OCUFA) a également des préoccupations quant au transfert du programme de gérontologie vers l’Université Laurentienne.
Les cours ne devraient pas être transférés à d’autres [établissements] sans la permission explicite des créateurs des cours
, affirme le président d’OCUFA , Rahul Sapra.
Le professeur de droit à l'Université McGill, Pierre-Emmanuel Moyse, souligne que même si la Loi canadienne sur le droit d'auteur stipule que les œuvres créées dans le cadre d'un contrat d'emploi appartiennent à l'employeur, les professeurs ne sont pas des employés comme les autres
.
« Il y a des questions d'indépendance académique, de liberté académique qui font en sorte que de faire rentrer la relation professeur-université dans un cadre employeur-employé qui est un cadre de subordination, est difficilement réconciliable. »
Un cours n’est pas un bien matériel quelconque
En analysant ce transfert de programme, l’avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle, Normand Tamaro, a des craintes
surtout en raison de la séparation apparente des professeurs et du contenu qu’ils ont créé.
Si l’Université [Huntington] dit : "Je transfère les droits de propriété à un autre établissement", c’est comme si elle était en train de se dire : "J’ai un bien comme tous les autres, une chaise ou n’importe quoi et je peux prendre ma chaise et la transporter". Mais ici, on parle de gens qui se spécialisent dans l’étude des personnes âgées, c’est important
, souligne-t-il.
« Il faut conserver une expertise autour de ces cours-là et ne pas prendre un cours comme on considérerait un bien matériel quelconque. Il faut connaître et respecter la source des choses en matière surtout de propriété intellectuelle. »
Il rappelle que l’une des raisons d’être du droit d’auteur, c’est entre autres là pour permettre au public d’approfondir ses connaissances et de s’assurer que cette connaissance puisse être transmise dans les meilleures conditions
.
On s’entend que l’université, théoriquement, a une expertise, mais ce n’est pas l’université elle-même qui a l’expertise, ce sont ses professeurs et ses spécialistes à l’interne
, note l’avocat.
Il estime qu’il serait essentiel
que des balises claires soient établies encadrant les droits d’auteur des professeurs sur leurs cours en ligne dans les établissements postsecondaires dans le cadre de la négociation des conventions collectives.
« Les syndicats dans le domaine des médias le font et d’autant plus, les professeurs doivent le faire. »
À défaut d’encadrement clair du droit d’auteur pour les cours en ligne, souligne l’avocat, des entorses pourraient se répandre au sein des établissements postsecondaires de partout au pays, surtout dans un contexte de précarité.
C’est tellement facile au Canada, malheureusement, je dirais, plus qu’ailleurs, de faire mal au droit d’auteur parce qu’on le comprend mal. On le voit comme étant un simple bien.
Il estime d’ailleurs que sans protection, les cours pourraient perdre leur intégrité, perdre de [leur] pertinence, de [leur] qualité ou à tout le moins on peut en perdre les sources
si jamais les nouveaux instructeurs de ces cours n’ont pas la même connaissance, la même expertise
que les concepteurs.
Parfois relégué au second plan dans les négociations, selon un syndicat
À l’Université Laurentienne, qui accueillera bientôt le programme de l’Université Huntington, la convention collective des professeurs est échue depuis la fin juin 2020. Des négociations pour en conclure une nouvelle étaient en cours lorsque l’établissement a entamé sa restructuration sous supervision judiciaire en février en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC).
La convention collective précédente est tout de même plus claire que celle de l’Université Huntington : la Laurentienne détient les droits d’auteur pour le matériel pédagogique employé dans le cadre des cours de formation à distance.
Selon le secrétaire-trésorier de l’Association des professeures et professeurs de l’Université Laurentienne (APPUL), Jean-Charles Cachon, certains professeurs résistent d’ailleurs à l’offre de cours à en ligne parce qu’ils ne veulent pas céder leurs droits d’auteur à l’établissement.
Mais il n’est pas facile d’intégrer la protection absolue du droit d’auteur des professeurs dans les cas des cours en ligne lors de la négociation des conventions collectives, des documents assez importants, qui représentent des centaines de pages
, relate-t-il.
« C’est toujours une négociation. Il y a des éléments qui sont considérés comme un peu secondaires ou on considère qu’il y a d’autres priorités. C’est ce qui s’est produit d’une certaine manière. D’autre part, il y a des questions juridiques assez complexes, assez épineuses qui tournent autour de la propriété intellectuelle. »
Même s’il reconnaît que le syndicat a un rôle à jouer dans le dossier, il estime que des organes de l’Université comme le sénat sont aussi responsables de veiller à ce que les programmes qui sont offerts par des méthodes alternatives restent sous la supervision étroite des départements
.
Il signale par ailleurs que l’offre de cours en ligne peut aussi être alléchante pour certains départements universitaires en raison d’une grande demande, comme cela a déjà été le cas à la Laurentienne qui offrait il y a quelques années des cours de commerce et de gestion à des étudiants de la Chine.
Les questions générées par la COVID-19
Pour le professeur Pierre-Emmanuel Moyse, le cas de l'Université Huntington est aussi emblématique d'une problématique plus large
à laquelle pourraient bientôt être confrontés les établissements postsecondaires, qui offrent la majeure partie de leurs cours de manière virtuelle depuis le début de la pandémie.
On ne pourra plus revenir après la COVID-19 en pensant au temps de présence en cours de la même manière si nos étudiants peuvent simplement rester chez eux pour avoir leur quota d'heures de contenu qu'on va leur livrer
, estime-t-il.
« [Ce cas] montre à quel point [...] les universités sont devant un risque de commercialisation du contenu, mais également un risque de démocratisation du contenu parce que le contenu de l'université ne va plus être réservé à l'Université. »