Victimes de la pandémie : la violence d’un deuil inachevé
Plus de 10 500 personnes ont perdu la vie au Québec en raison de la COVID-19. La plupart des familles endeuillées n’ont pas pu accompagner leurs proches ou pratiquer les rituels funéraires habituels.

Mélanie Vachon, chercheuse et professeure de psychologie à l’Université du Québec à Montréal.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Sans accompagnement ni adieu, sans accolades ni condoléances, c’est ainsi que des milliers de familles canadiennes ont dû faire le deuil de leurs proches décédés de la COVID-19. Un processus de deuil complexe et douloureux, selon la chercheuse Mélanie Vachon, qui étudie les particularités du « deuil pandémique ».
Invitée à l’émission spéciale Une (autre) vie, animée par Céline Galipeau et diffusée jeudi soir en direct du Théâtre Denise-Pelletier, la professeure de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Mélanie Vachon a tenu à rendre compte du bouleversement psychologique que peut représenter ce deuil en temps de pandémie.
Depuis avril dernier, la psychologue suit une trentaine de personnes endeuillées qui n’ont pu accompagner leurs proches dans leurs derniers moments ni vivre les rituels associés aux funérailles.
Le deuil pandémique n’est pas un deuil comme les autres, selon la chercheuse. Elle évoque notamment un deuil en suspens
, dont les repères sont brouillés.
C’est un deuil qui n’a pas de début et qui n’a pas vraiment de fin [...] On n'a pas vu la dépouille, on n'a pas accompagné notre proche. Plusieurs ont reçu des cendres quelques jours plus tard. On n'a pas pu commémorer, on n’a pas pu faire les rituels, recevoir les condoléances ou même se serrer dans nos bras.
Ce sont autant de moments clés – permettant habituellement d'entamer un travail de deuil – qui n'auront pu être vécus par ces personnes endeuillées en raison des restrictions sanitaires.
Et c’est le cas d’Amoti Furaha Lusi, qui vit seule avec ses cinq enfants depuis que son époux est décédé de la COVID-19 en mai 2020. Il venait d'avoir 50 ans. Il a fait 38 jours dans le coma. On aurait dû être à côté de lui
, s'est douloureusement remémoré Amoti Furaha Lusi, en entrevue avec Céline Galipeau durant l'émission.
J’appelais le médecin pour le supplier de m’autoriser à venir à son chevet, mais ce n'était pas possible
, a-t-elle expliqué. Je voulais juste qu'on mette le téléphone à son oreille. Mais même les téléphones n’étaient pas autorisés.
Il s'agit d'un récit presque semblable pour Suzanne Arruda, qui a perdu son père, résident d’un CHSLD, lors de la première vague. Mme Arruda n'a pas pu être auprès de lui dans les derniers instants et se dit toujours en colère
. Elle ne parvient pas à faire son deuil.
On n’a pas pu l’accompagner pour son dernier voyage. Ce rituel d'accompagner une personne est important et c'est ce qu'on n'a pas eu. On pourrait être en paix avec le fait qu'il ne souffre plus, mais la paix est difficile à avoir avec la façon dont ça s'est passé.
Pendant la première vague, au printemps dernier, les visites étaient strictement interdites en milieu hospitalier, et il était également difficile de rendre visite à une personne qui recevait des soins palliatifs. Les mesures ont depuis été assouplies au Québec pour permettre l'accompagnement des proches en fin de vie.
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Banalisation du deuil
Derrière les statistiques compilant chaque jour les victimes de la COVID-19 se cachent des vies transformées et parfois des tragédies, rappelle la psychologue qui déplore une certaine banalisation du deuil
durant cette période inédite et un terrible manque de reconnaissance sociale
.
Il y a eu une pandémie de deuil, on parle de milliers de personnes [...] Peut-être que certaines personnes en étaient à la toute fin de leur vie, mais la manière dont on décède, c’est aussi très important. C’est un passage de l'existence qui mérite d'être accompagné. Et ça, c’est tout à fait triste.

Sur le plateau de l'émission spéciale Une (autre) vie avec Céline Galipeau, au Théâtre Denise-Pelletier, à Montréal.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Par ailleurs, cela relève d’un véritable dilemme moral et éthique
pour ces familles qui souhaitaient se trouver au chevet du proche qui souffrait, mais qui ont dû respecter les mesures de la santé publique. C’est extrêmement brutal
, a-t-elle ajouté.
Ces dilemmes laissent des traces dans le deuil. Ils laissent des regrets et de la culpabilité, mais aussi un sentiment d’injustice et d'amertume.
Changer notre rapport à la mort
Selon la professeure du Département de psychologie, la crise de la COVID-19 est en voie de bouleverser notre rapport à la mort et au deuil. Et si les cérémonies en hommage aux victimes de la COVID-19 ont certainement permis un certain apaisement
, la chercheuse met toutefois en garde : commémorer ne doit pas être une fin en soi.
Il va falloir rebondir de cette épreuve-là et entamer une réflexion profonde sur la façon dont on aborde [politiquement, socialement, collectivement] la vieillesse, la fin de vie, le deuil et la mort.
Elle évoque notamment l'immense défi
qui attend les Québécois au cours des prochaines années, à savoir le vieillissement rapide de la population. La crise pandémique devrait alors être l’occasion de s’y préparer, de repenser la façon dont on fait les choses et de favoriser l’aide à domicile pour les personnes âgées
, selon elle.