Crimes sexuels : des officiers nuisaient aux enquêtes, selon un ex-policier militaire

Le sergent à la retraite Jesse Zillman, de la police militaire, a raconté à CBC son expérience en tant qu'enquêteur sur les cas d'agressions sexuelles dans les Forces armées canadiennes.
Photo : Radio-Canada / Trevor Brine
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Un ex-enquêteur affecté aux cas d'agressions sexuelles dans les Forces armées canadiennes (FAC) affirme que des officiers tentaient régulièrement de s'ingérer dans son travail et que les procureurs de l'armée finissaient souvent par négocier des ententes inadéquates avec les victimes.
Ce témoignage a été récolté par l'émission Fifth Estate de CBC, le réseau anglais de Radio-Canada, alors que les FAC doivent ces jours-ci composer avec des allégations de comportement inapproprié impliquant plusieurs hauts gradés, dont les anciens chefs d'état-major Jonathan Vance et Art McDonald.
Le sergent à la retraite Jesse Zillman était un enquêteur spécialisé en matière d'agression sexuelle auprès du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC) jusqu'à sa retraite en 2019.
Il raconte avoir développé une méfiance à l'égard du système de justice interne de l'armée. Selon lui, les allégations de crimes sexuels ne devraient plus être traitées par les policiers, les procureurs et les juges des FAC.
Le système de justice militaire semble mal équipé pour faire face à ce type de crimes
, juge Jesse Zillman. J'ai l'impression que ce système n'a pas été conçu pour traiter ce type d'infractions.

Le général Jonathan Vance a été le chef d'état-major des Forces armées canadiennes de juillet 2015 à janvier 2021.
Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld
Face à des centaines d'allégations d'agression et de harcèlement, le général Vance a lancé en 2015 l'opération Honneur, qui promettait de faire en sorte que les victimes d'inconduite sexuelle n'aient plus peur de se faire entendre.
Ladite opération avait été lancée après une enquête indépendante menée par l'ex-juge de la Cour suprême Marie Deschamps, qui avait révélé que, bien souvent, les crimes sexuels dans les FAC n'étaient pas dénoncés parce que les victimes craignaient de ne pas être prises au sérieux par leurs supérieurs et de subir des représailles.
Or, l'opération Honneur n'a pas tenu ses promesses, selon l'enquête de Fifth Estate. Pour les quatre années qui ont suivi son lancement, le taux de condamnation des agressions sexuelles s'est établi à 14 %, soit bien en deçà du taux de condamnation de 42 % observé dans les tribunaux civils canadiens.
En fait, seuls deux militaires de sexe masculin ont été condamnés durant cette période pour avoir agressé sexuellement une femme membre des FAC, selon Elaine Craig, professeure de droit à l'Université Dalhousie d'Halifax.
L'opération Honneur prévoyait une formation bonifiée pour les enquêteurs du SNEFC et des séances de sensibilisation à l'intention des militaires de partout au pays sur ce que constitue un comportement sexuel inapproprié et sur la façon dont les témoins d'une telle inconduite doivent le signaler.
Des demandes pour les coordonnées des victimes
Dans le cadre de ses enquêtes – et malgré ces nouvelles directives –, Jesse Zillman raconte avoir constaté à plusieurs reprises des tentatives d'interférence de la part des supérieurs des militaires accusés de crimes sexuels.
Des unités nous appelaient et nous demandaient les coordonnées de la victime
, dit le policier. Il n'en était évidemment pas question, poursuit Jesse Zillman.
Il n'y a absolument aucune raison qu'un employeur, quel qu'il soit, s'informe au sujet d'une victime. Ce n'est pas de ses affaires.
Ces officiers – plus influents qu'un employeur ne devrait l'être
– mettaient à mal l'indépendance de l'enquête en posant des questions et en essayant d'en apprendre davantage sur les événements et les circonstances de l'affaire, explique-t-il.
En fait, une bonne partie du travail quotidien de Jesse Zillman constituait à répondre à leurs appels. Il devait même parfois demander à ses propres supérieurs d'intervenir.
On devait souvent leur dire de nous laisser travailler, raconte le policier. On leur disait : "Ce n'est pas de vos affaires. L'un de vos soldats est impliqué et c'est tout."
En tant que membre du SNEFC, Jesse Zillman avait été formé aux enquêtes sur les agressions sexuelles et on lui avait appris à recueillir adéquatement les dépositions des victimes, comme l'avait recommandé le rapport de l'ex-juge Deschamps.
Cependant, la plupart des policiers militaires à l'extérieur de son service n'avaient pas reçu cette formation, ajoute le policier, qui dit avoir constaté plusieurs erreurs policières au fil des ans.

Jesse Zillman a quitté la police militaire en 2019.
Photo : Gracieuseté de Jesse Zillman
Jesse Zillman était également frustré du travail des procureurs de l'armée, qui tentaient souvent de gérer ces dossiers en interne, sous contrôle militaire, plutôt que de les envoyer aux autorités civiles, qui auraient tout aussi bien pu les juger.
Nous avions beaucoup de pression pour soumettre ces causes à la Loi sur la défense nationale, ou au moins laisser [les procureurs militaires] les examiner en premier
, mentionne le policier, qui était mal à l'aise avec cette façon de faire.
Pour contourner le problème, Jesse Zillman raconte qu'il avait pris l'habitude de décrire les avantages et les inconvénients de chaque système aux plaignantes afin qu'elle puisse décider pour elle-même de la voie à emprunter pour faire avancer leur dossier.
Plusieurs des causes en cour militaire finissaient souvent par des ententes inadéquates entre l'accusation et la défense, poursuit-il.
Au lieu de négocier avec la plaignante des accusations réduites, par exemple, les procureurs militaires réussissaient souvent à obtenir pour l'accusé une simple violation du code de conduite disciplinaire, ce qui entraînait bien souvent une sanction plus faible. Et le casier judiciaire de l'agresseur demeurait vierge.

Jessica Miller a quitté les Forces armées canadiennes en 2018, avant la condamnation de son supérieur, l'adjudant-maître Mike Durnford, également à la retraite aujourd'hui.
Photo : Gracieuseté de Jessica Miller
Jessica Miller, qui a pris sa retraite de l'armée en tant que sergente en 2018, ajoute foi aux propos de Jesse Zillman, puisqu'ils reflètent parfaitement son expérience de dénonciation d'inconduite sexuelle à la police militaire.
Je ne suis pas surprise qu'un officier demande ce genre de choses, parce que le droit à la vie privée ne semble pas exister dans les Forces
, dit-elle.
La plainte de Jessica Miller a donné lieu à des accusations criminelles et a conduit à une audience en cour martiale en 2018. Son ancien supérieur, l'adjudant-maître à la retraite Mike Durnford, a plaidé coupable à une infraction disciplinaire en admettant l'avoir embrassée et enlacée sans son consentement.
Dans son cas, la chaîne de commandement de l'armée a été informée de sa plainte avant même que la police militaire en soit informée, soutient-elle. Et les mesures prises tout au long de l'enquête ont été portées à la connaissance de ses supérieurs hiérarchiques.
Or, la chaîne de commandement n'a pas le droit de savoir quoi que ce soit
, rappelle Jessica Miller.
Dans les corps policiers qui se respectent, les enquêteurs ont toute la latitude voulue pour faire leur enquête. Ils n'ont pas de chaîne de commandement qui leur souffle dans le cou.
Jessica Miller poursuit maintenant les FAC et son ancien superviseur devant les tribunaux. En dehors du système militaire.
Elle vit maintenant à Windsor, en Nouvelle-Écosse, et dirige le Veteran Farm Project, qui cultive des légumes pour les familles d'anciens combattants dans le besoin. D'autres militaires ayant été victimes d'abus y font du bénévolat, et plusieurs d'entre elles lui auraient raconté des histoires semblables à la sienne.
Une réussite en apparence seulement
Bien que les critiques sur le traitement de ces affaires par l'armée se soient multipliées dans les dernières années, le général Vance a toujours vanté l'opération Honneur en la présentant comme un succès.
En 2018, par exemple, le chef d'état-major avait déclaré devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense que le taux global de condamnation pour inconduite sexuelle [en cour militaire était de] 87 % depuis le début de l'opération Honneur
.
Ce taux, avait poursuivi le général Vance, est plus élevé que dans le système de justice civile pour les agressions sexuelles et les infractions moins graves, ce qui témoigne à la fois de l'efficacité et de la nécessité de notre système de justice militaire
.
Or, il appert que le chef d'état-major a plutôt évoqué ce jour-là le taux de condamnation disciplinaire de l'armée, toutes infractions confondues, pour le comparer avantageusement au taux de condamnation des agressions sexuelles devant les tribunaux civils.
Quand un scandale n'attend pas l'autre
Le général Vance venait tout juste de quitter le commandement des FAC pour prendre sa retraite lorsque le réseau Global a rapporté qu'il aurait eu une relation continue avec une femme qui avait un grade inférieur au sien, ce qui est strictement interdit.
L'ancien chef de la défense aurait également fait un commentaire à caractère sexuel à une deuxième soldate beaucoup plus jeune en 2012, avant d'être nommé chef d'état-major.
Puis, quelques semaines plus tard, son successeur, l'amiral Art McDonald, a démissionné de ses fonctions après l'ouverture par la police d'une enquête sur une inconduite sexuelle présumée impliquant une subordonnée lors d'un déploiement à l'étranger en 2010.
Un comité parlementaire tente ces jours-ci de découvrir ce que le gouvernement savait dans les deux cas. Ces dernières semaines, d'autres allégations d'inconduite sexuelle impliquant des officiers ont aussi fait surface, notamment à l'endroit du responsable des ressources humaines des FAC, le vice-amiral Haydn Edmundson.

Haydn Edmundson est le dernier en lice des hauts gradés de la défense à être visé par des allégations d'inconduite sexuelle.
Photo : La Presse canadienne / Justin Tang
Jesse Zillman, lui, ne croit pas que le système de justice militaire puisse être un jour réformé.
De toutes ses années passées au sein du SNEFC, il se souvient surtout qu'il y avait beaucoup de volonté de maintenir le statu quo
.
L'ex-policier militaire prône aujourd'hui l'abolition pure et simple du système de justice militaire. C'est une chose faisable
, dit-il.

Le ministre de la Défense nationale, Harjit Sajjan
Photo : Radio-Canada / Ben Nelms
Appelée à réagir à l'enquête de Fifth Estate, la Défense nationale n'a émis aucun commentaire, alors que le ministre Harjit Sajjan, lui-même impliqué dans la controverse avec le général Vance, n'a pas répondu à la demande d'entrevue de CBC.
D'après une enquête de Rachel Ward