Quand il faut parler anglais pour travailler à Montréal

Non seulement de nombreux employeurs exigent-ils la maîtrise de la langue anglaise à Montréal, mais plusieurs offres d’emploi sont exclusivement rédigées en anglais.
Photo : Radio-Canada / Jean-Claude Taliana
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Alors que le gouvernement Legault s’apprête à présenter un plan « costaud » pour valoriser la langue française au Québec, personne ne doute que c’est d’abord à Montréal que se jouera l’avenir du français. Des voix s’élèvent pour dénoncer la place grandissante qu’occupe l’anglais dans la métropole, dans les milieux de travail comme dans l’espace public.
Adoptée en 1977, la Charte de la langue française (la loi 101) établit le droit de travailler en français. Sur le terrain, toutefois, la réalité est parfois bien différente, ce qui contribue à exacerber des inégalités économiques.
Ce n’est plus un atout. C’est devenu un critère
, déplore Noémie, 20 ans. Après un parcours difficile et deux ans sans emploi, elle s’est résolue à se trouver du travail. Elle a suivi une formation de commis de bureau avec l'aide de l'organisme Le Boulot vers, dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal. Sa quête de réinsertion professionnelle s’est toutefois heurtée à sa maîtrise limitée de la langue anglaise.
Je m’attendais, avec les compétences que j’ai, à peut-être avoir ma place, mais finalement, non
, raconte-t-elle.
C’est comme si l’anglais écrasait toutes les compétences que j’avais. Parce que je n'ai pas l’anglais, toutes les compétences que j’ai ne valent rien.
Elle n’est pas la seule. Wislène, arrivée d’Haïti il y a trois ans, a traversé un parcours à obstacles semblable. Elle croyait pourtant pouvoir facilement se trouver du travail en français à Montréal.
Dans ma recherche d'emploi, ce qui m'a un peu surprise, c'est le fait de voir combien on recherche l'anglais ici au Québec, un Québec francophone
, s'étonne-t-elle.
Non seulement de nombreux employeurs exigent-ils la maîtrise de la langue anglaise, mais plusieurs offres d’emploi sont exclusivement rédigées en anglais.
Pour moi, c'est un système de freinage, d'exclusion parce que si tu ne parles pas l’anglais, tu as des problèmes d’abord pour rédiger la lettre de présentation, le CV, et puis si, par hasard, tu te fais appeler pour une entrevue, c'est tout un calvaire si tu n’es pas anglophone, [...] alors que parfois tu as toutes les qualifications pour le poste
, ajoute Wislène.
Un problème répandu
Selon une étude de l’Office québécois de la langue française publiée en août 2020, 63 % des entreprises de l’île de Montréal avaient requis des compétences linguistiques en anglais lors de leur dernier processus d’embauche.
La Charte de la langue française précise pourtant qu'il est interdit à un employeur d’exiger pour l’accès à un emploi ou à un poste la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance
.
C'est une compétence où on peut éliminer une candidature rapidement
, témoigne Sylvain Delisle, enseignant en insertion socioprofessionnelle au sein de l’organisme Le Boulot vers.
Il n’est pas rare qu’on arrive dans une usine ou un chantier de construction où la langue de travail est l'anglais; on sait que les gens vont travailler en équipe et donc l’anglais est souvent utilisé, même en milieu de travail.
C’est aberrant
, croit le coordonnateur du regroupement des organismes de francisation du Québec, Carlos Carmona. Il déplore que, de plus en plus, sous prétexte de faire des affaires à l’étranger, beaucoup d'entreprises demandent une connaissance de l’anglais
.
À son avis, le gouvernement envoie des signaux contradictoires, en particulier aux nouveaux arrivants : d’un côté, le ministère de l’Immigration investit dans de généreux programmes de francisation, et de l’autre, des ministères à caractère économique semblent indifférents au fait qu’on exige l’anglais sans raison valable pour occuper des emplois.

Le reportage d'Hugo Lavallée
Photo : Radio-Canada
Les patrons sont d’accord
Le Conseil du patronat convient lui-même qu’il faut faire davantage pour protéger et promouvoir le français dans les milieux de travail. Les entreprises sont d'accord avec ça, il faut trouver une façon de protéger et de parler le français encore plus couramment dans nos installations
, affirme son président, Karl Blackburn.
L’organisme a récemment rendu public un sondage réalisé auprès de ses membres : si une majorité d’employeurs (65 %) étaient d’accord pour ne pas requérir de connaissance de l’anglais à des fins de communication interne, ils étaient moins nombreux à vouloir resserrer le recours à l’anglais dans les communications externes (43 %).
Je pense que les employeurs doivent encore avoir cette capacité et cette flexibilité de déterminer quels sont les types ou les profils de personnalité que les employés doivent avoir pour faire rayonner leur entreprise et faire le développement économique comme nous tous le souhaitons. Mais pour ce qui est des relations internes, il n'y a pas de problème à ce que ça se passe en français
, explique M. Blackburn.
Renforcer la loi 101
Constamment mise en présence de situations où des citoyens de sa circonscription sont incapables de trouver du travail, faute de parler anglais, la députée de Québec solidaire Ruba Ghazal juge essentiel de resserrer la loi 101.
Il faut qu’en pratique, dans la réalité, les employeurs arrêtent de demander systématiquement la connaissance de l’anglais parce que ce n’est pas vrai que c’est toujours nécessaire
, fait valoir l’élue de la circonscription de Mercier.
Même si on associe souvent la défense du français à la préservation de l’identité québécoise, la députée y voit aussi un enjeu de justice sociale et d’égalité des chances pour les unilingues francophones.
La non-connaissance de l'anglais les empêche d’améliorer leur sort économique, et ça, ça crée des injustices. Ça ne devrait pas avoir lieu au Québec.
Elle souligne que le problème touche de nombreux immigrants, à qui on a pourtant fait miroiter un Québec où le français est la langue commune.
Du travail à la rue
Pour Carlos Ramona, il ne fait aucun doute que l’exigence croissante de l’anglais pour occuper un emploi contribue à la fragilisation du français dans la métropole. Il y voit un rappel du fait que l’anglicisation n’est pas qu’une affaire d’immigrants.
Originaire de l’Australie, Jonathan en sait quelque chose : francophile, il a tout de même eu beaucoup de difficulté à s’intégrer en français, souvent à cause des francophones eux-mêmes.
Au début, c'était difficile, parce que les gens voulaient toujours parler avec moi en anglais [...], ils pensaient que je ne connaissais pas assez le français et ils voulaient m'accommoder, mais avec le temps, je me suis amélioré et maintenant, je parle juste en français
, dit-il.
Montréal, ville bilingue?
Bon nombre de citoyens ont sonné l’alarme au cours des dernières semaines, estimant que le français perd du terrain dans l’espace public.
À 21 ans, Emma-Félix Laurin a cofondé l'initiative Accent Montréal
et lancé une pétition pour que la Ville se dote de son propre conseil de la langue française. Plus de 18 000 personnes l'ont signée jusqu’ici.
C'est important que nous, en tant que jeunes, ayons lancé cette pétition-là [...] et qu'il n’y ait pas seulement les personnes plus âgées qui s'en fassent avec cet enjeu
, affirme-t-elle.
L'idée a fait son chemin jusqu'à la mairie, où la conseillère municipale Cathy Wong prépare son plan pour protéger la langue française, lequel devrait être présenté ce printemps.
Elle estime que la Ville a été traitée injustement dans le dossier de la langue, surtout après avoir été sommée par l'Assemblée nationale de respecter la Charte de la langue française.
D'autant que, selon elle, le gouvernement Legault pourrait parler moins et faire plus.
La question de la francisation est un dossier de compétence du gouvernement du Québec, mais bien sûr, nous, on en fait déjà énormément avec nos différentes activités du bureau d’inclusion des nouveaux arrivants à Montréal
, souligne Mme Wong.

Un plan pour protéger la langue française, préparé par la conseillère municipale Cathy Wong, devrait être présenté au printemps à l'hôtel de ville de Montréal.
Photo : Getty Images / gregobagel
Cathy Wong reproche notamment à Québec d'avoir privé la ville, contre toute attente, de plus de 500 000 $ pour des activités de francisation.
N’empêche que, pour le président du Mouvement Québec français, Maxime Laporte, tous les ordres de gouvernement ont fait preuve de laxisme en matière de protection de la langue.
Dans les faits, le français doit avoir le statut qu'on dit qu'il est censé avoir. C'est censé être la seule langue commune et officielle
, affirme M. Laporte.
Que ce soit dans les milieux de travail ou dans la société en général, dit-il, le français doit devenir incontournable.
Le français, ce n'est pas juste une question de poésie puis de littérature et d'identité. Certes, c'est fondamental, mais c'est aussi une question de dollars et de cents, comme disait Bourgault. Et puis, évidemment, ça se ressent.
Il presse maintenant les élus de passer de la parole aux actes.
Un « enjeu véritable »
Mercredi, en conférence de presse sur un autre sujet, le ministre responsable de la Langue française, Simon Jolin-Barrette, a qualifié d'enjeu véritable
la situation dans la métropole québécoise.
Ce n’est pas normal au Québec [que] des Québécois qui parlent français ne puissent pas travailler dans leur langue, sur l’île de Montréal. Ce n’est pas normal, au Québec, que des Québécois ne puissent pas vivre en français dans toutes les facettes de leur vie.
M. Jolin-Barrette assure que le projet de loi qu'il va déposer fera respecter ce droit de travailler en français.