Comment se porte la santé des télétravailleurs?
Les spécialistes de la santé constatent que le télétravail a entraîné de la tension et de la douleur chez ceux qui ont dû, presque sans préavis, réorganiser leur vie professionnelle.

Près du quart des Canadiens ont eu à faire du télétravail dans la dernière année, certains par choix, d’autre pas.
Photo : iStock / Maryna Andriichenko
- Michelle Raza
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
En mars 2020, des milliers de travailleurs ont dû s’improviser un espace de travail à la maison. La crise sanitaire les a envoyés en télétravail forcé. Un an plus tard, ils sont encore nombreux à travailler de chez eux. La période d’adaptation est passée, mais comment se portent-ils?
Depuis décembre dernier, le télétravail est obligatoire pour tous les employés de bureau au Québec, à l’exception des emplois qui ne s’y prêtent pas.
Pour de nombreux travailleurs, ce n’est que le prolongement d’une expérience amorcée en mars 2020, lors du premier confinement entraîné par la crise de la COVID-19. À la fin de ce fameux mois de mars 2020, Statistique Canada a estimé qu’un Canadien sur quatre travaillait de la maison (Nouvelle fenêtre).
Ils sont donc encore des milliers à passer leur journée assis devant leur écran d’ordinateur.
Claudine Thivierge est du nombre. Elle constate les effets du télétravail sur son corps.
La femme de Trois-Rivières se faisait déjà traiter pour des maux à l'épaule, mais depuis un an, elle se rend deux fois plus souvent à la clinique où elle consulte une chiropraticienne.
Être toujours en télétravail fait en sorte qu’on ne bouge pas du tout ou très peu dans une journée.
Avant, au travail, on se déplaçait pour aller voir un collègue deux bureaux plus loin, on montait des marches, on allait au photocopieur
, illustre-t-elle. L’air de rien, ces petits mouvements-là faisaient toute la différence.
Les tensions montent
Tendinites, épicondylites, tensions musculaires au niveau des trapèzes, céphalées de tension, douleurs liées au nerf sciatique : la liste des maux traités par les chiropraticiens du Québec ne ment pas. Les télétravailleurs sont tendus.

Les tensions au niveau du cou et des épaules sont en tête de liste des motifs de consultation chez plusieurs professionnels de la santé.
Photo : Getty Images
Plusieurs de ces problèmes existaient avant l’envoi en télétravail, mais les chiropraticiens ont observé une recrudescence de ces motifs de consultation dans les derniers mois.
Les gens travaillent à partir de la maison, donc n’ont plus accès à des chaises ergonomiques, à des tablettes permettant de reculer le clavier, à des souris mal positionnées
, illustre le président de l’Ordre des chiropraticiens du Québec, Dr Jean-François Henry, qui évalue voir dans sa pratique 50 % de plus de cas liés à une mauvaise posture au travail.
Une tendance qui s’est confirmée dans les derniers mois, avec l’usure du temps. On a pu voir au milieu de l’été les premières manifestations plus importantes de problématiques liées au télétravail. Ça s’est exacerbé à partir du moment où le gouvernement a rendu le télétravail obligatoire. Là, on a vraiment vu une chronicisation de tous ces problèmes et les gens se sont mis à consulter davantage.

À l'instar de milliers d'autres travailleurs, Claudine Thivierge a dû s'installer un poste de travail à la maison en raison de la pandémie.
Photo : Radio-Canada / Yoann Dénécé
La CNESST ne comptabilise pas les impacts du télétravail
La Commission des normes de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) ne comptabilise pas le nombre de réclamations faites en raison d’accident ou de maladie professionnelle liés au télétravail, car elle ne tient pas compte du lieu où le problème de santé s’est déclaré ou est survenu. Elle n’a donc pas de données sur l’impact du télétravail dans la dernière année.
Même son de cloche du côté d’Ostéopathie Québec, dont les membres ont observé une augmentation de 15 à 20 % des consultations liées au télétravail. Ce sont des [types de problèmes] qui étaient présents avant, mais pas dans les proportions actuelles
, rapporte le président d’Ostéopathie Québec, Bertrand Courtecuisse.
L’ordinateur, outil et ennemi
L’ostéopathe de Shawinigan Antoine Del Bello a aussi constaté une augmentation des cas liés au travail à l'ordinateur dans les derniers mois. On voit des personnes qui consultaient déjà pour [ce genre de maux] et qui se retrouvent à avoir encore plus de douleur. Il y a aussi assurément de nouveaux clients qui viennent avec un désir de se sentir mieux, parce que des douleurs se sont installées à la suite de l’instauration du télétravail
, explique-t-il.

L'ostéopathe Antoine Del Bello constate les impacts du télétravail chez sa clientèle.
Photo : Radio-Canada / Yoann Dénécé
Antoine Del Bello observe aussi que le fait de prendre moins de pauses à la maison qu'on ne le faisait au travail nuit énormément au corps.
Le corps humain n’est pas fait pour être assis, donc toute posture prolongée est vouée à entraîner des inconforts éventuellement, que ce soit après une semaine ou deux ans. Le corps humain doit être en mouvement.
La préoccupation est réelle. L’ostéopathe Antoine Del Bello a été embauché par une entreprise de Shawinigan pour produire un webinaire sur l’ergonomie à la maison afin de donner des conseils aux employés nouvellement devenus télétravailleurs.
De l’importance de bien aménager son espace de travail
Si les télétravailleurs ont bien souvent dû installer des bureaux de fortune à la maison dans les premiers mois, ils ont été nombreux à mieux s’équiper ou à aller chercher de l’aide professionnelle au fil du temps.

De nombreux travailleurs ont dû s’installer un bureau à la maison pour être en mesure de faire du télétravail.
Photo : Getty Images / Bulgac
La clinique multidisciplinaire Neuractiv de Trois-Rivières emploie plusieurs spécialistes de la santé et se spécialise entre autres en réadaptation.
Il a fallu assurément adapter nos services
, confirme l’ergothérapeute Alexe Desaulniers. Elle et son équipe ont mis sur pied des formations en ergonomie pour les entreprises. Les séances se donnent en ligne.
Plusieurs employeurs ont eu recours aux services de la clinique pour aider leurs employés en télétravail. On fait de l’accompagnement pour que les gens puissent adapter les postes de travail à la maison
, ajoute-t-elle.

L'ergothérapeute Alexe Desaulniers consacre aujourd'hui deux fois plus de temps aux problèmes d'ergonomie dans le cadre de son travail.
Photo : Radio-Canada / Yoann Dénécé
Alexe Desaulniers considère qu’il est possible d’améliorer son espace de travail en suivant quelques conseils ergonomiques.
Une bonne chaise de travail, idéalement ergonomique, est souvent la clé pour prévenir bien des maux. Si les gens n’ont pas à porter de main une chaise ergonomique, on recommande un petit coussin dans le bas du dos pour favoriser un appui au niveau lombaire
, indique Alexe Desaulniers.
L’ergothérapeute recommande aussi d’avoir les pieds bien à plat au sol ou à défaut, de pouvoir les poser sur un objet, comme une simple boîte à souliers, pour avoir l’appui nécessaire.
Pour ceux qui utilisent un ordinateur portable, elle recommande d’ajuster la hauteur de l’écran pour qu’il soit à la hauteur des yeux, quitte à le surélever sur une pile de feuilles ou de livres. L’utilisation d’un clavier indépendant est recommandée.
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La santé des yeux en prend aussi un coup
En 16 ans de pratique, l’optométriste Claudia Frigon n’a jamais vu autant de problèmes de sécheresse oculaire, de fatigue visuelle et de problèmes du système accommodatif chez les patients qui viennent la consulter dans son bureau de Trois-Rivières.
En ce moment, la plupart des clients qui prennent rendez-vous à sa clinique consultent parce qu’ils ont des problèmes, alors qu’avant la pandémie, une bonne partie de son temps était aussi consacré aux examens de routine.
On a énormément plus de problèmes de sécheresse oculaire, étant donné qu'on fait toutes nos tâches sur l'écran, ça fait en sorte qu’on cligne beaucoup moins [des yeux], parce qu'on est très concentré sur ce que l’on regarde
, explique l’optométriste chez Opto réseau Frigon et Plourde.

Les optométristes constatent que l’augmentation du temps d’écran associé aux réunions virtuelles par exemple a une incidence sur le nombre de travailleurs qui ont des problèmes de santé oculaire.
Photo : iStock
Elle explique que si le clignement réflexe ne se fait plus, la surface oculaire sèche
. Ce problème peut se traduire par une vision embrouillée, des yeux qui pleurent, qui sont rouges ou qui donnent l’impression de chauffer.
La docteure en optométrie traitait déjà des cas de sécheresse oculaire avant le début de la pandémie, mais beaucoup plus de gens en souffrent aujourd’hui ou ont vu leur problème exacerbé en raison du télétravail qui nous amène à passer de longues heures devant un écran d’ordinateur.
La lumière bleu-violet des ordinateurs est aussi très agressante
pour l'œil et engendre de la fatigue visuelle, qui cause parfois des maux de tête, des yeux rouges et une vision floue.
On est vraiment dans une situation où on surutilise le système visuel.

L'optométriste de chez Opto réseau Frigon et Plourde, Claudia Frigon, constate un changement dans la pratique de son travail depuis la pandémie.
Photo : Gracieuseté
Le fait d’être toujours en vision rapprochée, ça exacerbe les problèmes accommodatifs
, souligne Claudia Frigon. Elle explique que l'œil verrouille le cristallin en vision rapprochée, de sorte que lorsqu’il doit regarder de loin, il voit flou
. Cela peut aussi engendrer des maux de tête.
Résultat de l'augmentation de ces problèmes de santé visuelle : certains doivent commencer à porter des lunettes ou se font prescrire un ajustement à leur prescription pour corriger les problèmes. Plusieurs ont aussi dû utiliser des larmes artificielles.
L’Ordre des optométristes du Québec confirme que les cliniques de la province observent une augmentation des demandes de consultation pour des examens de la vue, en raison de l’arrêt des services durant deux mois et demi (entre le 13 mars et le 1er juin) ainsi qu’en raison de la surexposition aux écrans.
Le meilleur conseil : donner des moments de répit à son corps
Nous avons demandé aux spécialistes interviewés de nous donner un conseil pour prévenir les maux associés au télétravail. Leur première recommandation : prendre plus de pauses de la posture assise devant un écran.
Si j’avais à cibler un conseil principal, c’est absolument de casser la posture assise le plus souvent possible, puis idéalement de trouver des outils qui nous rappellent de nous lever 30 à 40 secondes. On se dégourdit les jambes et on se rassoit
, recommande l’ostéopathe Antoine Del Bello. Ce petit changement peut faire une grande différence à long terme
, ajoute-t-il.

La pause café que plusieurs étaient habitués de prendre sur leur lieu de travail devrait être maintenue à la maison pour se permettre de quitter la position assise.
Photo : Getty Images / Dziggyfoto
Le président de l’Ordre des chiropraticiens du Québec, Dr Jean-François Henry, recommande aussi d’être vigilant par rapport aux signaux qu’envoie notre corps.
Dès qu’il y a une tension, il faut prendre une pause, fait-il valoir. Si on a besoin de se frotter le cou, c’est trop tard pour la journée : la douleur est installée. Dès les premières manifestations d’inconfort au niveau du cou ou au niveau des épaules, levez-vous, faites quelques petits étirements. Deux minutes de pause par heure, je pense que ce n’est vraiment pas exagéré et ça va mieux vous permettre de mieux terminer la journée.
La docteure en optométrie Claudia Frigon conseille pour sa part aux télétravailleurs de regarder par une fenêtre pour fixer du regard un point au loin une trentaine de secondes chaque demi-heure. Il s'agit de la méthode 30-30-30 : effectuer une pause de 30 secondes, toutes les 30 minutes en regardant au loin à plus de 30 mètres
, indique l'Ordre des optométristes du Québec.
Cela va ramener le clignement automatique et faire en sorte qu’on a un peu moins de sécheresse
, explique l’optométriste de chez Opto réseau Frigon Plourde, à Trois-Rivières. Si l’exercice ne suffit pas, on peut considérer l’utilisation de larmes artificielles.
Et le moral dans tout ça?
Après un an de confinement et une succession de mesures sanitaires, il a beaucoup été question de santé mentale au sein de la population.
Il est cependant difficile d’évaluer l’impact direct du télétravail sur la santé mentale. La plupart des études sur le télétravail ont été menées en dehors du contexte de pandémie.
Pendant la pandémie, on n’avait évidemment pas que des conditions gagnantes, rappelle Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. Il nous a fallu nous adapter rapidement.
Pour beaucoup de gens, le travail, c’est une grande partie de la socialisation et de contacts humains que l’on n’a pas et qui manquent.

Les travailleurs qui cumulent plus d’un rôle, comme les parents qui doivent s’occuper d’enfants à la maison, ont tendance à être plus fatigués que les autres en télétravail.
Photo : Radio-Canada / Josée Ducharme
Elle illustre aussi que le cadre physique dans lequel s’est fait le télétravail variait beaucoup d’une personne à l’autre. Le couple qui vit dans une grande maison où chacun a son bureau est beaucoup plus favorisé que les familles qui vivent dans un quatre et demi avec des enfants qui ne vont à l’école qu’un jour sur deux, par exemple.
Christine Grou pense que plusieurs travailleurs qui avaient tendance à idéaliser le télétravail avant la pandémie ont eu un goût plus juste de ce mode de vie.
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Elle estime qu’ils seront nombreux à vouloir conserver une certaine flexibilité dans leurs méthodes de travail une fois la pandémie passée, mais que le mode présentiel retrouvera rapidement sa popularité. Il y a beaucoup de choses qui se règlent rapidement à la sortie d’un bureau ou dans un corridor.
Le télétravail, là pour rester?
En août 2020, plus d’une entreprise canadienne sur trois a déclaré que le télétravail ou le travail à distance était possible pour ses employés. Les résultats de l’Enquête canadienne sur la situation des entreprises en août 2020 pour le Québec ont aussi révélé que plus d’une entreprise sur quatre envisage que le télétravail demeure une option permanente pour son effectif une fois la pandémie terminée.
- Michelle Raza