COVID-19 : plus de 87 M$ pour adapter le travail des fonctionnaires fédéraux

Le gouvernement fédéral a dû adapter ses lieux de travail aux nouvelles normes sanitaires.
Photo : Radio-Canada / Yosri Mimouna
Pendant les six premiers mois de la pandémie, le gouvernement fédéral a dépensé au moins 87 millions $ pour adapter la fonction publique aux nouvelles réalités de la COVID-19. Ce montant est toutefois largement sous-estimé parce que certains ministères importants n’ont pas rendu publiques leurs dépenses.
Selon une compilation effectuée par Radio-Canada, plus de 61 millions $ ont été dépensés pour équiper les fonctionnaires en matériel informatique et en meubles de bureau pour leur permettre de faire du télétravail.
La Défense nationale, qui est le deuxième ministère ayant les plus grosses dépenses liées au télétravail, a pris des mesures sans précédent
. Le ministère a notamment fourni à ses fonctionnaires 960 chaises, 9896 ordinateurs portables, 33 000 connexions de réseau à distance et 110 000 comptes Office 365.
Comme plusieurs autres ministères, la Défense nationale a aussi accordé une indemnité de dépenses de 300 $ avant taxes à ses employés pour l’achat de petits articles de bureau
. À la Banque du Canada, cette indemnité est de 500 $ par employé. La Société canadienne d’hypothèques et de logement, elle, a décidé d’octroyer un montant mensuel de 80 $.
Ces dépenses font sourciller Renaud Brossard, directeur pour la région du Québec, à la Fédération canadienne des contribuables (FCC
). Compte tenu de la vitesse à laquelle le gouvernement a dû s’adapter, il craint que certaines dépenses aient été faites inutilement.Ce qui nous inquiète le plus, c’est de savoir s’il y a eu des dépenses en double ou en triple.
Il espère qu’avant d’effectuer une dépense, le gouvernement s’est assuré d’avoir transféré vers les résidences des fonctionnaires tous les articles qui pouvaient l’être. Avec un déficit fédéral anticipé de plus de 380 milliards $, on ne peut pas se permettre d’avoir des dépenses inutiles
, affirme M. Brossard.
La professeure à l'École d'études politiques de l'Université d'Ottawa, Geneviève Tellier, convient que des dédoublements sont probablement survenus. C’est possible qu’il y ait eu des erreurs, qu’on ait payé trop cher. On va le savoir lorsqu’on va faire des enquêtes
, indique-t-elle.
Mais les contribuables devraient être compréhensifs, selon la professeure, puisque la pandémie est une situation exceptionnelle qui a bousculé les plans de toutes les grandes institutions. Il sera surtout important de comprendre les erreurs et de s’assurer qu’elles ne se reproduisent pas.
Par contre, Geneviève Tellier s’explique mal pourquoi certains ministères importants, comme Affaires mondiales Canada, n’ont pas été en mesure d’indiquer quelles sommes ont été dépensées pour adapter le travail de leurs employés en raison de la pandémie. À ce stade-ci, elle estime que cette information devrait être accessible, au moins par trimestre. Cela permettrait d’avoir un portrait plus juste de la situation.
Des fonctionnaires encore mal outillés
Malgré ces mesures exceptionnelles, certains fonctionnaires peinent encore à être bien équipés par leur employeur.
Chantal Fortin, qui travaille à Emploi et Développement social Canada (EDSC
), déplore que son employeur ne rembourse pas certaines dépenses nécessaires, comme celles engendrées pour l’achat d’un casque d’écoute.On nous encourage à faire attention à la protection des renseignements personnels, de faire attention aux informations confidentielles que les gens pourraient entendre lorsqu’on est à la maison [mais ils ne nous fournissent pas de casques d’écoute]
, explique la fonctionnaire.
Mme Fortin travaille pourtant pour le ministère qui a dépensé la somme d’argent la plus importante en lien avec le télétravail. EDSC a probablement dû se rattraper au niveau de la technologie [car nos outils sont désuets]
, signale-t-elle.
À l’instar d’autres ministères, EDSC
n’a pas répondu à nos questions en lien avec les dépenses rendues nécessaires par le télétravail.Le sismologue Maurice Lamontagne souligne pour sa part que l’inaccessibilité de certains outils informatiques nuit au travail de certains scientifiques. J’ai des collègues qui analysent des sommes de données considérables et c’est difficile de le faire sur un ordinateur à partir de la maison
, fait-il remarquer.
Ça prend des ordinateurs et des écrans plus puissants.
Dans quelques ministères, on pourrait assurément faire mieux, constatent les deux principaux syndicats de fonctionnaires.
On vit des problèmes techniques, comme des VPN qui lâchent
, dit Alex Silas, vice-président exécutif régional de la région de la capitale nationale à l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC ).
Stéphane Aubry, de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPCn’ont pas fourni beaucoup d’équipements
.
Certains départements sont beaucoup plus gratteux.
M. Aubry croit que ce déséquilibre est dû à la grande latitude que le Conseil du Trésor confère aux gestionnaires de chaque ministère pour appliquer les directives de télétravail. Un changement d’approche permettrait certainement aux fonctionnaires d’être plus productifs en télétravail, d'après lui.
Selon l'IPFPC
, environ 200 000 fonctionnaires fédéraux font du télétravail en raison de la pandémie.Des millions pour adapter les bureaux des fonctionnaires
Pendant les six premiers mois de la pandémie, plus de 26 millions $ ont été dépensés par le gouvernement pour adapter les lieux de travail aux nouvelles normes sanitaires. Cette somme représente moins de la moitié des dépenses liées au télétravail.
Précision
Une version précédente de ce texte indiquait que plus de 28 millions $ ont été dépensés par le gouvernement pour adapter les lieux de travail
. Toutefois, il est plus juste de parler d'un montant de plus de 26 millions $.
L’Agence des services frontaliers, par exemple, a dû affecter plusieurs fonctionnaires à l’installation de panneaux de protection, de postes de désinfection et de panneaux de signalisation. Cette opération d’envergure a nécessité plus de 5000 heures de travail.
Pour sa part, la Gendarmerie royale du Canada (GRCune interaction importante avec le public
, affirme dans un courriel la caporale Caroline Duval.
À la lumière de ces données, M. Brossard redoute que le gouvernement ait investi des sommes superflues, par exemple, pour installer des panneaux de plexiglas autour du bureau d’un fonctionnaire, alors que celui-ci fait principalement du télétravail.
Le vice-président de l’IPFPCCertains équipements ont peut-être été achetés et mis en place rapidement [...] sans savoir si les milieux de travail à aire ouverte [et les espaces de co-travail] vont encore être une réalité dans le futur
, observe-t-il.
Tous les ministères contactés par Radio-Canada ignorent encore ce qu’il adviendra des panneaux de plexiglas, séparateurs de bureaux et autres ajustements instaurés une fois la pandémie terminée.
Pour une politique de télétravail flexible
Les syndicats de fonctionnaires demandent au président du Conseil du Trésor d’accroître la flexibilité dans les modalités de travail des fonctionnaires fédéraux
, comme le veut sa lettre de mandat.
L’Alliance de la fonction publique du Canada entend même en faire son cheval de bataille lors de la négociation des prochaines conventions collectives. Le vice-président Alex Silas estime que le gouvernement devra immanquablement tenir compte des millions déjà dépensés pour le télétravail dans ses réflexions.
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Dans des discussions préliminaires, le Conseil du Trésor aurait déjà laissé entendre que la fonction publique allait vivre un changement majeur
. Selon Alex Silas, le Conseil estime qu’au moins 50 % des fonctionnaires pourraient continuer à travailler à distance, au moins à temps partiel, après la pandémie
.
Le plus gros défi qui attend le gouvernement, selon la professeure Geneviève Tellier, c’est de mettre en place une politique de télétravail flexible dont la mise en œuvre est équitable d'un ministère à l'autre.
À quel point ça va être assez uniforme pour qu'on n'ait pas l'impression qu'il y a un sentiment d'injustice entre les fonctionnaires?
Le Conseil du Trésor examine les différentes options
Le secrétariat du Conseil du Trésor a entrepris des recherches pour déterminer quelle forme prendra la flexibilité du lieu de travail post-pandémie
, affirme dans un courriel le porte-parole Martin Potvin.
Cet examen tient compte de plusieurs facteurs, comme les besoins opérationnels, les préférences des effectifs, mais aussi les considérations de cohésion d’équipe, de santé mentale, de productivité réelle
, fait-il savoir.
Le secrétariat du Conseil du Trésor ne connaît pas encore les effets à long terme du travail à distance sur la fonction publique, souligne Martin Potvin. L’organisation continuera d’en surveiller les répercussions sur les employés
.
Le déclenchement imminent d’élections fédérales pourrait toutefois venir brouiller les cartes, reconnaissent les syndicats de fonctionnaires. L’élection d’un nouveau gouvernement ou même l’arrivée d’un nouveau président au Conseil du Trésor pourraient faire en sorte que les objectifs identifiés dans la lettre de mandat du ministre actuel pourraient changer.
Méthodologie
Radio-Canada a effectué la compilation des dépenses fédérales visant à adapter la fonction publique à la pandémie à partir de documents parlementaires déposés à la Chambre des communes en réponse à des questions écrites de députés. Certains ministères, comme Affaires mondiales Canada, sont exclus des calculs, car ils étaient dans l’incapacité de fournir des chiffres précis dans les délais demandés.