Les inégalités, l’angle mort de la pandémie?
Les impacts de la COVID-19, de la crise économique et des restrictions sanitaires sont loin d’être les mêmes pour tous.

Une préposée aux bénéficiaires entre dans la zone chaude d'un CHSLD.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Alors que le confinement se prolonge et qu’on envisage l’après-crise, les pouvoirs publics ont le devoir de soutenir adéquatement les plus vulnérables pour empêcher que les disparités s’accroissent, rappellent des experts.
La hausse marquée de l’itinérance ces derniers mois et la controverse entourant l’application du couvre-feu au Québec ont dévoilé au grand jour les difficultés à mettre en oeuvre des mesures sanitaires draconiennes qui visent tout le monde.
Mais il reste que de larges segments de la population sont frappés par des situations structurellement difficiles qui passent souvent sous le radar dans le contexte actuel de la pandémie.
Quand on parle d'inégalités, on ne parle pas juste des gens en grande précarité. On parle de toute l'échelle sociale
, rappelle Louise Potvin, directrice scientifique du Centre de recherche en santé publique et professeure à l’Université de Montréal.
Des chercheurs recensent les effets des inégalités dans la crise que nous vivons à la fois sur la situation économique, sur la détresse vécue et sur la santé de différents groupes.
Toutes les personnes qui sont à faible revenu font face à une multitude d'enjeux
, rappelle d’entrée de jeu Elmer van der Vlugt, chercheur à l'Observatoire québécois des inégalités (OQI).
À la base, les études montrent que cela crée des disparités sur la santé. Déjà, quand on est en moins bonne santé et qu'on entre dans une pandémie [ça diminue notre capacité à affronter la maladie]. Aussi, les personnes à faible revenu sont plus affectées par la réduction des heures et par les pertes d'emplois. Les industries de services sont celles où il y a eu beaucoup de coupes. Et ces emplois-là, qui sont souvent moins payés, se prêtent moins au télétravail
, note-t-il.
60 % des emplois à bas salaire sont occupés par les femmes. Et elles sont surreprésentées dans certains secteurs qui ont fermé, par exemple la restauration, l'hébergement et le commerce de détail. Ça permet de comprendre pourquoi elles ont été affectées de façon si disproportionnée dans la crise actuelle
, souligne pour sa part Sandy Torres, rédactrice-analyste à l’OQI.
Elles sont aussi surexposées au risque d'infection, entre autres parce qu’elles sont prédominantes en première ligne dans les professions de la santé, poursuit-elle.
Toutes les sphères de la vie des femmes ont été touchées. On pourrait parler de la conciliation travail-famille, de la charge familiale qui s'est accrue
, notamment à cause des fermetures des écoles.
« Des sous-groupes sont encore plus à risques. Je pense par exemple aux mères seules, qui, sur le plan financier, se sont retrouvées très vulnérables, ou encore aux jeunes mères. »
Les nouveaux arrivants ou encore les personnes qui font partie des minorités visibles subissent aussi plus durement les contrecoups de la pandémie que la population générale, signale M. van der Vlugt. Des reportages ont montré comment les femmes d’origine haïtienne étaient surreprésentées au sein des préposés aux bénéficiaires [et des travailleurs de la santé] à Montréal, ce qui augmente aussi les risques d'attraper le virus
et de le transmettre à leur entourage.
En effet, les données montrent que les quartiers où vivent plus de personnes des communautés culturelles ont été plus durement touchés par la COVID-19.
Par ailleurs, beaucoup de gens, qui bénéficient par exemple de l’aide sociale, n’ont pas eu accès à la PCU et à d’autres mesures d’aide économique destinées aux personnes occupant ou ayant occupé un emploi récent, rappelle M. van der Vlugt, ce qui peut accroître des inégalités en temps de crise. Les besoins de formation et de requalification demeurent des enjeux importants.
Tous dans la même tempête, mais pas dans le même bateau
Les experts sont d’avis toutefois que les programmes d’aide financière des gouvernements ont été d’un immense secours. Ils ont permis à l'économie et à bien des gens de survivre. Et, à mon avis, on s'en va vers un revenu de citoyenneté. Ça permet à la majorité des gens d'encaisser des coups et de rebondir
, tout en agissant positivement sur les déterminants de la santé, mentionne Louise Potvin, qui se spécialise dans les inégalités de santé.
Le problème, selon elle, est que la situation d’urgence qui s’est installée au printemps 2020 est en train de devenir chronique, ce qui commande désormais une approche plus adaptée et réfléchie dans cette crise à plusieurs facettes. Les groupes qui subissent les contrecoups économiques sont souvent les mêmes pour qui les mesures sanitaires sont un plus grand fardeau.
Dans les situations d'urgence, des protocoles se mettent en place. Ceux-ci sont faits pour le gros de la population. Mais c'est évident qu'il y a des gens qui sont à la marge et qui ne font pas partie du "mur à mur"
, indique la chercheuse.
[Ceux qui écopent le plus avec les mesures sanitaires] sont ceux en emploi précaire, ceux qui n'ont pas le choix de se déplacer en transports en commun, ceux qui vivent dans des endroits densément peuplés, etc. Et ça s'empile
, rappelle-t-elle.
« De dire "je me lave les mains, je m'isole", c'est une chose. Mais quand tu vis à sept dans un quatre et demi, c'est difficile. Il y a un paquet de barrières à l'implantation de ces mesures-là pour des gens qui ne sont pas dans des bureaux, isolés, qui n’ont pas une voiture et une maison unifamiliale. »
Ces mesures-là sont faites pour des gens de classe moyenne, dont sont issus ceux et celles qui les pensent
, estime-t-elle, ajoutant que le gouvernement joue beaucoup sur la culpabilité dans ses messages publics.
« Toutes les campagnes du gouvernement à l'heure actuelle visent à responsabiliser les individus. Il n'y en a pas une, à mon avis, qui vise à soutenir les efforts des personnes pour qui les mesures sont plus difficiles à opérer. »
Elle trouve également qu’on devrait accroître l’aide sur le plan sanitaire, et ce, peu importe le milieu de vie ou de travail des personnes. Elle cite en exemple le fait qu’on fournisse, dans plusieurs entreprises et institutions, des masques chirurgicaux pour protéger travailleurs et utilisateurs.
L’Université de Montréal, où je travaille, exige le port de masques chirurgicaux. On distribue des masques à l’entrée, payés par les fonds publics
, relate-t-elle. Mais c’est sûr qu’avec mon salaire, je peux m’en payer, des masques. Est-ce qu’on en distribue dans les HLM, où on a beaucoup plus de chances de se transmettre le virus dans les aires communes et les espaces restreints? [...] Ils en ont pas mal plus besoin.
Des regroupements réclament aussi depuis des mois de subventionner le désinfectant et les masques pour les personnes vivant de l’aide sociale ou disposant de faibles revenus, car il s’agit pour elles de dépenses supplémentaires considérables.
Les organismes à l’oeuvre
Beaucoup a été fait depuis mars 2020 : le secteur communautaire est à pied d’oeuvre dans les milieux pour amoindrir les impacts de la pandémie et des mesures sanitaires. Les gouvernements ont octroyé des centaines de millions de dollars pour l’aide communautaire et de proximité.
Par exemple, à Montréal, la Croix-Rouge travaille de concert avec la santé publique pour aider des gens qui ne peuvent pas s’isoler sécuritairement quand il y a un diagnostic positif de COVID-19 dans leur ménage, car étant trop nombreux ou par manque d’espace. Elle fournit l’hébergement à l’hôtel et de l’aide alimentaire.
Elle donne aussi des trousses de prévention, aide à faire les commandes de médicaments et offre un service de traduction pour ceux qui ne parlent ni français ni anglais. Des interventions humanitaires semblables (Nouvelle fenêtre) à travers le monde ont montré qu’elles ont un impact significatif dans la lutte contre le coronavirus.
Marie-Lyne Brunet, directrice de l’Impact dans les collectivités chez Centraide du Grand Montréal, rappelle que toutes les ressources communautaires sont très sollicitées en ce moment : celles pour les sans-abris, pour les jeunes, les refuges pour femmes, les banques alimentaires, l’aide aux réfugiés et aux personnes sans statut (Nouvelle fenêtre). Des inquiétudes sont manifestes quant aux aînés isolés ou vulnérables, et relativement aux problèmes de santé mentale.
Les organismes communautaires ont été mobilisés, au front, dès le début de la pandémie. Et on pensait tous que ça serait du court terme, mais là, les semaines, les mois se sont additionnés et les ressources sont fatiguées. Elles ont perdu beaucoup de bénévoles, alors que les besoins sont plus grands. On sent vraiment un épuisement et beaucoup de stress aussi
, dit-elle.
Louise Potvin juge pour sa part qu’il faudrait plus de soutien aux intervenants communautaires de première ligne, pour qu’ils puissent mettre de l’air dans le système
.
Mme Brunet et Potvin insistent pour que les gouvernements écoutent et impliquent les organismes sur le terrain.
Il faut que le gouvernement s'entoure d'experts, d'acteurs qui connaissent bien la population qu'ils veulent cibler. Et c'est le milieu communautaire qui l'a, cette expertise-là. C'est eux qui travaillent directement auprès de la population vulnérable, à une échelle locale, très humaine. Il faut les impliquer dans la prise de décision et leur donner les moyens de faire leur travail
, signale Mme Brunet.
Le souci des enfants vulnérables
La fréquentation des écoles a été perturbée considérablement depuis un an. Des intervenants s’inquiètent du devenir de plusieurs jeunes.
Quand on parle d’inégalités, il ne faut pas oublier les enfants. Parce qu'on sait que les écarts se creusent tout au long de la vie. Et l’école joue un grand rôle d’égalisateur
, rappelle Louise Potvin.
Elle craint que beaucoup de situations vécues par des familles plus vulnérables ne passent inaperçues, avec une résultante négative sur les jeunes.
Il y a toute une partie de la population qui oscille, des gens à emploi précaire, à emploi sous-payé, qui y arrivent, et qui n'utilisent pas les banques alimentaires, qui ne sont pas dans les HLM, mais qui, d'une semaine à l'autre, vivent dans des conditions incertaines et n'ont pas nécessairement le temps, l'éducation et les ressources pour détecter des problèmes chez leurs enfants. Et qui n'ont pas non plus la capacité de les soutenir
, résume-t-elle.
Elle redoute qu’on ne voie que la pointe de l’iceberg
en ce moment.
À Centraide, on soutient beaucoup le secteur de la persévérance scolaire
, renchérit Marie-Lyne Brunet. Au début de la pandémie, il s’agissait plus d’une perte de repères chez les jeunes. Mais là, on voit vraiment une démotivation, un désengagement, une fatigue de l'écran, aussi, pour certaines populations.
« On le voit, déjà, il y a une différence de 10 points de pourcentage dans les taux de réussite entre les milieux favorisés et les milieux défavorisés. C'est sûr que cet écart-là va s'accentuer à cause de la pandémie. »
En milieu défavorisé, souvent, il n’y a pas de connexion Internet à domicile, un manque d'espace de travail, les parents qui ne sont pas disponibles pour soutenir les jeunes par rapport à leur parcours scolaire, et parfois une méconnaissance du système scolaire et de la langue. Donc, tout ça vient accentuer la difficulté de parcours scolaire de certains jeunes en ce moment
, décrit Mme Brunet.
Si on regarde au niveau populationnel, il y en a qui vont probablement s'en sortir très bien. Peut-être même que certains vont en avoir des bénéfices. Il y en a d’autres qui vont souffrir un peu, moyennement, temporairement. Puis il y en a qui vont avoir des problèmes à long terme plus sérieux qui auront des impacts sur leur trajectoire
, observe Sylvana Côté, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal qui est à la tête du nouvel Observatoire sur l’éducation et la santé des enfants.
Ce qui m'inquiétait, c'était quand les écoles et les garderies étaient fermées. Le stress que vivaient les familles, et le fait d'être ensemble 24 heures sur 24. Ça, c'est tellement exigeant sur toute la famille. Je trouvais ça vraiment inquiétant pour celles qui vivent dans des conditions difficiles, de précarité économique et de santé mentale
, se souvient-elle.
« Je suis vraiment ravie des décisions du gouvernement de garder les écoles ouvertes. Si vous saviez le nombre d'endroits dans le monde actuellement où les restaurants sont ouverts et les écoles sont fermées! »
L’école, c'est la mesure pour réduire les inégalités. Parce que tout découle de ça : les repas scolaires, le soutien, l'environnement social, les enseignants. C'est une économie en soi et c'est le filet social le plus important
, souligne Mme Côté.
Pour l’avenir, il faudra prioriser les besoins, insiste-t-elle, et mettre en place des ressources plus légères qui s’adresseront à un plus grand nombre de jeunes, parce que les défis seront grands.
Ce n’est pas tout le monde qui va pouvoir aller voir l'orthopédagogue, l'ergothérapeute. Déjà c'est saturé
, dit-elle. Alors, il s’agit d'avoir des mesures comme le tutorat, même si celle-ci est critiquée en ce moment. Ça va aider. Mais il faudra faire un bon suivi des effets, poursuit-elle.
Ce n’est pas la première crise que les humains traversent. Mais il faut regarder tout ça de près pour offrir du soutien à ceux qui vont en avoir besoin, pour être sûrs qu'il n'y en a pas qui aient écopé très dur sans qu’on ne s’en soit occupés. Et ne pas trop s’en faire avec la performance scolaire.
Il ne faut pas oublier que les enfants d’aujourd’hui sont les parents de demain, conclut de son côté Louise Potvin. Les inégalités et les vulnérabilités s'accroissant au fil de la vie [il faut que tous acquièrent] les outils pour le monde qui est de plus en plus complexe.
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