Décoloniser les archives provinciales, un mot à la fois
Les archives provinciales de l'Alberta détiennent des millions de documents sur l'histoire de la province.
Photo : Radio-Canada / Andréane Williams
Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Les archives des institutions chargées de conserver la mémoire sont encore truffées de termes aujourd’hui considérés comme inappropriés pour décrire les personnes de couleur et les communautés culturelles. Pour rectifier la situation, certaines, comme les archives provinciales de l’Alberta, ont entamé ce qu’elles appellent un processus de décolonisation de leurs archives.
Presque chaque fois qu’il veut retracer l’histoire d'une figure afro-albertaine du passé, Bashir Mohamed doit taper différentes variations du mot en n dans le moteur de recherches des archives qu’il consulte.
Militant pour la cause des Noirs et historien amateur, il a passé des centaines d’heures à parcourir les archives de la province pour remonter l’histoire des communautés noires de l’Alberta.
Il explique que les personnes noires mentionnées dans les documents d’époques étaient généralement désignées par le mot commençant par n. Dans certains cas, leur nom n'était même pas mentionné.
C’est quelque chose que je vois tout le temps. C’est la triste réalité parce qu’à l’époque c’est comme ça qu’on appelait les Noirs
, dit-il.
À lire aussi :
Décoloniser
Selon Braden Cannon, qui travaille pour les archives provinciales de l’Alberta, modifier les termes utilisés par les institutions pour cataloguer leur matériel est essentiel afin de rendre l’histoire plus inclusive et respectueuse des minorités.
Il y a beaucoup d’études dans le domaine de l'archivage concernant la manière de décoloniser les archives et de briser les structures coloniales occidentales, affirme l'archiviste. C’est assurément une discussion qui se poursuit dans le domaine de l’archivage.
Braden Cannon explique que les archives provinciales de l’Alberta ont procédé à une grande mise à jour de leur catégorisation de sujets, il y a cinq ans.
Un autre exemple de terme dérogatoire qui avait survécu à de multiples révisions est le mot coolie, pour désigner les travailleurs chinois des chemins de fer.
D'autres termes, comme Indiens
pour désigner les Autochtones, ont également été supprimés ou modifiés pour des termes plus contemporains comme Premières Nations, Inuit, Métis
.
Des notes ont également été ajoutées dans certains documents pour contextualiser la présence de certains termes racistes.
Il n’y avait jamais eu de révision majeure de toutes les catégories de sujets. [...] Nous sentions que c’était le moment de faire ces changements, surtout à la lumière de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada. Cela fait simplement partie des efforts de la société pour se réconcilier avec l’histoire du Canada
, raconte l’archiviste.
Il précise que le mot en n avait déjà été remplacé par les mots Canadiens noirs
avant la mise à jour entamée il y a cinq ans.
Protéger le passé
Malgré tout, les termes racistes comme le mot en n demeurent présents dans les documents, puisqu’ils y ont été inscrits par leurs auteurs.
Tenter de les effacer serait une erreur, selon Bashir Mohamed, qui croit que cela effacerait les traces du racisme.
« Cela aurait pour effet de blanchir l’histoire. »
La chercheuse et professeure émérite de l’Université de l’Alberta Jennifer Kelly, qui a étudié les communautés afro-canadiennes, est du même avis.
Cela changerait la nature des documents. [...] Si on effaçait ces mots, ce serait comme s’ils n’avaient jamais été utilisés à cette époque. Ce qui est important, c'est la manière dont nous faisons référence à ces documents d’époque aujourd’hui
, explique la chercheuse d’origine jamaïcaine.
Les deux chercheurs préconisent d’ailleurs l’utilisation de notes de bas de page afin de replacer les termes racistes dans leur contexte historique ou encore la publication d’avertissements, comme l’a fait Bibliothèque et Archives Canada (Nouvelle fenêtre).
Certaines parties de la collection de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) renferment de la terminologie et des contenus à caractère historique que certains pourraient considérer comme offensants, notamment au chapitre du langage utilisé pour désigner des groupes raciaux, ethniques et culturels
, peut-on lire sur le site Internet de l'institution fédérale.
Des mots qui blessent
Malgré tout, Jennifer Kelly dit qu’elle ne s'habitue pas à la violence contre les Noirs qu’elle rencontre lorsqu’elle consulte des documents d’archives.
À un moment donné, on ne tient plus trop compte [de ces mots]. Ce qui me rend plus émotive, ce sont les histoires de lynchage dans les journaux. [...] Il y a une certaine fatigue émotionnelle qui s’installe à force de lire ces histoires constamment
, explique-t-elle.
Je pense que cela fait partie de la réalité d’être un chercheur noir, ajoute Bashir Mohamed. Quand j’ai commencé mes recherches, ces discussions n’avaient pas encore vraiment lieu, mais je pense que ça pourra être plus facile à l’avenir.
Il croit cependant qu’il est temps pour les différentes institutions de se pencher sur le sujet du racisme et de l’inclusivité.
Cela fait partie d’un débat plus large autour de la question de la dominance historique des Blancs du domaine, qui pendant longtemps n’ont pas eu à se poser ce genre de questions
, dit-il.
De son côté, Braden Cannon espère que les changements entamés aux Archives provinciales de l’Alberta permettront aux chercheurs issus des minorités culturelles de se sentir mieux accueillis par le monde des archives.
Il est important de créer un environnement plus inclusif pour les chercheurs, afin qu’ils ne se sentent pas constamment attaqués pendant leurs recherches
, conclut-il.