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Taxer les grandes fortunes, est-ce réaliste?

Mettre en place un impôt exceptionnel serait une façon pour les États de lever les fonds nécessaires à remettre l'économie sur les rails.

Des jeunes tiennent des pancartes sur lesquelles sont écrits en anglais divers slogans réclamant une plus grande taxation des riches.

En février 2020, Ressources en mouvement a lancé une campagne pour inciter le gouvernement fédéral à hausser les impôts des mieux nantis.

Photo : Twitter

Historiquement, les crises ont souvent été l’occasion d’effectuer des changements majeurs dans les politiques publiques. La COVID-19 pourrait-elle permettre ainsi un tournant, notamment par l’instauration d’une taxe exceptionnelle pour les plus nantis, comme le proposent de plus en plus de voix?

Des coûts astronomiques

On le sait, la pandémie va coûter extrêmement cher. Le ralentissement de l’économie ainsi que les mesures mises en place par les gouvernements pour soutenir les ménages et les entreprises touchés par le confinement vont nous plonger dans le déficit.

Au Canada, celui-ci devrait atteindre 381,6 milliards de dollars en 2020-2021. La dette fédérale franchira un cap de 1107,4 milliards, soit 50,7 % du produit intérieur brut canadien.

Comment parviendrons-nous à rembourser ces milliards? Pour certains, la réponse est simple : les plus fortunés, et notamment ceux qui se sont enrichis pendant la pandémie, devraient faire un plus grand effort fiscal.

C’est ce que proposent de plus en plus de voix au sein d’organismes comme Oxfam, le Centre canadien pour les politiques alternatives, Canadiens pour une fiscalité équitable, l’Institut Broadbent, mais aussi des personnes qui seraient touchées en premier lieu par ces mesures.

Des inégalités qui s'accroissent

Elles critiquent un système qui permet aux mieux nantis de s’enrichir, tandis que les plus pauvres voient leurs revenus stagner et même diminuer.

L’ONG Oxfam dénonce un modèle économique injuste et défaillant, dans lequel les 2153 milliardaires que compte le monde disposent de plus de richesse que 60 % de la population de la planète, soit 4,6 milliards de personnes.

Au Canada, la situation n’est guère meilleure.

Un rapport publié en juin 2020 par le directeur parlementaire du budget (DPB) révèle que 1 % des familles canadiennes détiendraient 25,6 % de la richesse nationale. Les 0,01 % les plus riches, pour leur part, en possèdent 5,6 %, soit cinq fois plus que les 40% moins nantis.

Une situation empirée par la pandémie : selon les données de l’OSBL Canadiens pour une fiscalité équitable, les 44 Canadiens les plus fortunés ont vu leur richesse augmenter de 28 % entre avril et octobre 2020. Les 100 milliardaires canadiens possèdent autant de richesse que les 12 millions de Canadiens les moins nantis.

Cette situation n'est pas nouvelle, puisqu'au cours de la dernière décennie, les 1 % les mieux nantis ont vu leur part de la richesse totale augmenter alors que celle de tous les autres groupes diminuait.

La fiscalité n’a pas suivi l’évolution de la société, soutiennent les organismes. Cela est notamment dû au fait que les Canadiens les plus riches tirent en grande partie leurs revenus des actions qu'ils détiennent en bourse. Or, en vertu de l’impôt sur les gains en capital, seule la moitié des profits qu'ils en tirent sont imposables.

Si rien n’est fait, la situation va continuer à se détériorer au fil des ans, affirment ces organismes. C’est la raison pour laquelle ils estiment qu’il faut redresser la barre en instaurant un impôt exceptionnel sur les grandes fortunes et sur les profits exceptionnels réalisés par les entreprises qui ont profité de la pandémie.

Est-ce réaliste?

Lyne Latulippe, professeure titulaire et chercheuse principale à la chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, est cofondatrice de TaxCOOP, qui propose la mise en place d’une taxe temporaire et non récurrente de 1 % sur les très grandes fortunes.

La fortune des 2153 milliardaires était estimée à 9000 milliards en avril 2020, explique-t-elle. Pour donner un ordre de grandeur, un impôt sur la fortune (par exemple 1 %) ou un impôt minimum exceptionnel sur les revenus ciblant uniquement les milliardaires permettrait alors de récolter des recettes fiscales qui pourraient atteindre 90 milliards par année à l’échelle mondiale. Une coordination internationale serait toutefois requise.

Le chef du NPD, Jagmeet Singh, à la Chambre des communes en mai 2019.

Le Nouveau Parti démocratique veut appliquer un impôt de 1 % aux familles dont la fortune dépasse 20 millions de dollars et introduire une taxe temporaire sur les profits excessifs de la COVID-19, entre autres.

Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Au Canada, le directeur parlementaire du budget (DPB) a fait une estimation semblable à partir d’une proposition du Nouveau Parti démocratique de taxer la richesse des ménages disposant d’un patrimoine de plus de 20 millions de dollars.

Le DPB a estimé que le total des recettes nettes découlant de cette mesure s’élèverait à 5,6 milliards de dollars en 2020-2021.

Mettre en place une telle mesure ne serait toutefois pas évident, puisque c'est un mécanisme complètement nouveau, admet David Macdonald, économiste au Centre canadien de politiques alternatives (CCPA).

C'est un défi de créer l’impôt sur la fortune, mais ça en vaut la peine, parce que l'écart entre la majorité des Canadiens et les plus nantis se creuse de plus en plus chaque année, particulièrement quand on examine la valeur nette des ménages.

Une citation de David Macdonald, économiste au Centre canadien de politiques alternatives.

M. Macdonald rappelle que le Canada est le seul pays du G7 qui n’a pas d’impôt sur les successions, un autre mécanisme qui permettrait d’aller chercher des montants importants auprès des plus privilégiés de la société.

Selon une étude du CCPA, un impôt sur les successions de plus de 5 M$ générerait des revenus annuels de 2 G$.

Deux hommes passent devant un yacht à False Creek, à Vancouver.

Les 44 milliardaires canadiens ont vu leur fortune augmenter de 63,5 milliards de dollars depuis le début de la pandémie, selon Oxfam.

Photo : La Presse canadienne / Darryl Dyck

Cependant, pour Robert Gagné, directeur du Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal, ces idées ne tiennent pas la route. Cela ne marche pas, tranche-t-il.

Si le Canada décidait d’aller de l’avant avec ce type de mesures, il y aurait inévitablement des conséquences, dit-il. L'impact, ce sont des changements de comportement, des choix d'investissement, des délocalisations d’usines…, illustre-t-il.

La taxation est un outil qu'il faut utiliser avec prudence. parce que dans tous les cas, ça a des impacts.

Une citation de Robert Gagné, directeur du Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal

Le Centre sur la productivité et la prospérité, ajoute-t-il, a récemment produit une étude selon laquelle quand on majore les impôts des contribuables les plus nantis, non seulement les revenus n'augmentent pas, mais en fait ils diminuent, donc c'est complètement contre-productif.

Même si l’analyse portait sur la création d’un nouveau palier d’imposition pour les contribuables gagnant 150 000 $ et plus, des conclusions semblables s’appliqueraient dans ce cas-ci, affirme-t-il.

La mesure mise en place par le fédéral en 2016 a fait passer le taux marginal d’imposition de 49,97  % à 53,31 %.

Mais, toujours selon l'étude, plutôt que de renflouer les caisses de l’État comme espéré, elle a provoqué un changement de comportement chez les personnes visées, qui ont trouvé le moyen d’éviter cette nouvelle pression fiscale en réduisant leur revenu imposable.

Le risque de l’évitement fiscal est souvent brandi dans ces cas-là, dit David Macdonald, qui ne s’en fait pas outre mesure.

Les plus nantis disent toujours qu'ils vont déménager à un autre endroit, mais on a déjà des impôts plus bas dans plusieurs provinces, par exemple en Saskatchewan et au Manitoba, et pourtant personne ne part de Toronto pour vivre à Winnipeg, fait-il remarquer. Est-ce que c'est vraiment quelque chose qu'ils vont faire si on change les taux fédéraux? Je ne le pense pas.

Taxez-nous davantage! réclament de jeunes Canadiens fortunés, mais aussi plusieurs regroupements de millionnaires qui souhaitent en faire plus, comme les Millionnaires pour l'humanité et les Millionnaires contre les fourches, et de riches hommes d'affaires.

La complexité de l’opération

La mise en place d’une taxe exceptionnelle post-COVID, l’équivalent d’une taxe de guerre que proposent certains, s’avérerait, de toute façon, d’une complexité inédite, d'après M. Gagné.

Le ministère du Revenu a de la difficulté à aller chercher ce qui lui est dû dans le régime actuel, et on parle de compliquer encore plus le régime, souligne-t-il.

Le système est déjà très complexe et on veut le complexifier davantage. C'est malsain de faire ça.

Une citation de Robert Gagné, directeur du Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal.

On peut faire évoluer le système fiscal, mais il faut le faire de manière intelligente, affirme-t-il. Il faut que ce soit simple et que ce soit juste, dans le sens où quelqu'un qui gagne plus contribue plus que quelqu'un qui gagne moins. Mais le système actuel le fait déjà.

Assise à un bureau la tête appuyée dans la paume de sa main, Chrystia Freeland écoute la question d'un journaliste.

Lorsqu'elle était journaliste, la ministre des Finances du Canada Chrystia Freeland s'intéressait aux inégalités de revenus croissantes dans le monde.

Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Ce n’est pas l’avis de Lyne Latulippe. Les instruments financiers aussi sont très complexes et ça n’empêche pas les gens très fortunés de s’en servir, affirme-t-elle.

La complexité, si cela entrave la croissance d’une entreprise, je peux comprendre qu’on veuille la limiter, mais un impôt sur la fortune, même si c’est complexe à administrer, ce n’est pas insurmontable.

Une citation de Lyne Latulippe, chercheuse principale à la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke

L’Argentine a adopté en décembre une contribution solidaire et non récurrente de 3,5 % sur les fortunes supérieures à 2,8 millions de dollars qui devrait permettre de recueillir quelque 3,8 milliards de dollars cette année.

Taxer les profits excédentaires

Une autre idée évoquée de plus en plus souvent est celle d’une taxation exceptionnelle pour les entreprises ayant réalisé des profits extraordinaires durant la pandémie. On pense à Amazon, Google, Apple ou d’autres entreprises qui ont vu leurs profits exploser pendant le confinement.

Selon les calculs d'Oxfam, en 2020, les 32 plus grandes multinationales de la planète enregistreront 109 milliards de dollars de plus que ce qu’elles avaient engrangé en moyenne comme bénéfices pendant les quatre années précédentes.

Portrait de Jeff Bezos.

Entre mars et mai 2020, la fortune de Jeff Bezos, patron d'Amazon, a augmenté de plus de 30 %.

Photo : Associated Press / Pablo Martinez Monsivais

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, on avait mis en place la Loi sur la taxation des surplus de bénéfices et on pourrait le refaire dans le contexte de la pandémie, dit David Macdonald.

Il y a de la place pour un impôt sur les profits extraordinaires, qui sont beaucoup plus grands que les profits historiques.

Une citation de David Macdonald, économiste au Centre canadien de politiques alternatives

Grâce à ces profits, les dirigeants des entreprises vont recevoir d’énormes bonus, parce que leur paye est liée au prix des actions de l’entreprise. Et les prix des actions ont énormément augmenté, affirme-t-il.

Pour Robert Gagné c’est, au contraire, une très mauvaise idée. On ne peut, en aucun cas, aller chercher rétroactivement des montants pour l’année écoulée si les entreprises n’étaient pas déjà au courant qu’elles seraient imposées, affirme-t-il.

On était contents qu'il y ait du pain sur les tablettes dans les épiceries pendant la pandémie. Et maintenant on va dire à ces entreprises : by the way, on a besoin d'argent, voici de nouvelles taxes. Après ça, eux, ils vont dire : attendez un peu, pendant la pandémie j'ai eu des coûts supplémentaires et j'ai été obligé de payer mon personnel plus cher.

Des gens font leurs achats dans une épicerie.

Pendant le confinement, les consommateurs ont pris d'assaut les rayons des épiceries.

Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes

M. Gagné estime que, de toute façon, si on augmente les impôts des entreprises, ces dernières refileront la facture aux consommateurs, en gonflant leurs prix, ou aux fournisseurs, en négociant à la baisse le coût des produits.

Au Québec, souligne-t-il, les entreprises sont déjà très taxées par rapport à leurs voisines nord-américaines. Il faut vivre en phase avec l'environnement dans lequel on est, affirme-t-il.

Lyne Latulippe mise plutôt sur une régulation des multinationales à l’échelle mondiale, ce qui est en train d’être mis en place par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).

L’accord mondial pour la taxation des géants du numérique, négocié par 137 pays, comprend l'instauration de droits d’imposition minimums et leur répartition.

C'est ce qui a le vent dans les voiles en ce moment, affirme la chercheuse.

L’OCDE espère parvenir à une entente finale d’ici la mi-2021. On estime que la mesure rapportera au moins 50 G$ US annuellement.

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