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Envoyé spécial

Tunisie, une révolution inachevée

Dix ans se sont écoulés depuis la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali. Aujourd’hui, le peuple est très fier de sa démocratie mais peine à en profiter. La situation économique s’est dégradée et les manifestations antigouvernementales ont repris.

Le bleu et le blanc du ciel se confondent avec ceux des toits.

Vue des toits de la vieille ville, à Tunis. Peintures et mosaïques espagnoles du 16e siècle.

Photo : Radio-Canada / Sylvain Desjardins

On accède à sa petite maison par un portail de métal bleu, cabossé et rouillé, au bout d’une ruelle sombre, même en plein jour. Dans la minuscule cour intérieure, Fathya Halali et sa belle-sœur nous accueillent. Deux jeunes enfants courent dans tous les sens.

Au fond, une porte ouverte nous permet d’entrevoir une vieille dame allongée par terre. On devine la toilette et la douche dans un coin, à moitié couvertes par un toit bancal. L’ensemble est décati.

C’est une histoire triste à mourir.

lls affichent un air sérieux, presque triste

Fathya Halali avec son fils de 7 ans, dans la maison de sa belle-famille à Kairouan

Photo : Radio-Canada / Frédéric Tremblay

Fathya, 37 ans, mère de quatre enfants, est chômeuse et veuve et vit à Kairouan, à 200 kilomètres au sud de Tunis. Elle est hébergée par la famille de son mari depuis qu’il s’est suicidé en novembre dernier.

Retour sur le printemps arabe : de l'étincelle à l'obscurité

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 Un jeune garçons agite un drapeau, d'un balcon qui surplombe la place Tahir

Rabeh Halali, 46 ans, travaillait comme gardien pour une entreprise d'État. Il touchait un maigre salaire de 200 $ par mois, à peine de quoi payer l’épicerie.

Il tenait bon parce qu’on lui promettait de meilleures conditions. Au lieu de cela, après 10 ans de loyaux services, on l’a congédié. Un revers de trop dans une vie de misère, il n’a pas supporté.

Je n’étais pas avec lui quand il s’est immolé, raconte Fathya. À son lieu de travail, il s’est versé de l'essence sur le corps. Personne ne l’a remarqué. Il a allumé le briquet et s’est enflammé. Ensuite, il est venu vers la maison en courant et il est tombé devant notre porte. Ce sont les voisins qui nous ont alertés.

Ses deux plus jeunes enfants étaient avec elle. Ils ont vu leur père perdre conscience, le corps calciné au sol, incapable de répondre à leurs cris de détresse.

Les enfants imaginent que leur père vient les border dans leur lit, le soir. Quand ils me racontent ça, ça me fait pleurer. Quand on frappe à la porte, je pense toujours que c’est lui qui arrive.

Une citation de Fathya Halali

La jeune veuve est désespérée. Elle n’a pas pu toucher le salaire dû à son mari. Ni l’indemnité de départ qui devait compenser son congédiement.

Personne ne s’occupe de personne ici, rage-t-elle, les yeux rougis. Mon mari travaillait de manière informelle pour l’État. Dans ce pays, même vivant, il n'avait pas de droits.

Retour sur le printemps arabe, une série en cinq épisodes

L’étincelle s’est produite en Tunisie. Puis, l’espoir a tout embrasé : Égypte, Syrie, Libye… Une révolte contre la misère et l’oppression d’une ampleur imprévue. Dix ans plus tard, le bilan est plus que décevant. La violence a englouti la Syrie et la Libye, l’Égypte est de nouveau sous l’emprise d’un régime policier. En Tunisie, la misère persiste.

Une détresse sans issue pour de trop nombreux Tunisiens

Derrière elle, un mur bardé de graffitis.

Saoussen Faadi, directrice régionale, Forum tunisien des droits économiques et sociaux, Kairouan

Photo : Radio-Canada / Frédéric Tremblay

On peut constater une augmentation des cas de suicide après la révolution, explique Saoussen Faadi, directrice, pour la région de Kairouan, du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, une association qui a récemment effectué une recherche sur les suicides dans les régions démunies du pays.

Kairouan étant la région la plus pauvre de Tunisie, c’est ici que le nombre de suicides est le plus élevé.

Au premier semestre de 2019, l’ONG tunisienne a recensé 149 cas de suicide et tentatives de suicide sur le territoire tunisien. De ce nombre, 29 cas se sont produits à Kairouan.

Surtout des jeunes hommes entre 25 et 35 ans. Mais on a eu aussi des cas d’enfants de 9, 10, 12 ans qui se sont suicidés.

Une citation de Saoussen Faadi
Les enfants jouent sur un terrain vague.

Des enfants de la région de Kairouan

Photo : Radio-Canada / Sylvain Desjardins

Fait marquant : la révolution tunisienne de 2011 avait été déclenchée par le suicide emblématique d’un jeune marchand de fruits désœuvré qui incarnait, bien malgré lui, les problèmes socioéconomiques d’une grande partie de la population.

Il est tristement ironique de constater que le recours au suicide comme mode de protestation s’est accentué, dix ans plus tard.

Après dix ans de révolution, nous avons acquis des droits démocratiques qu'on ne peut pas nier et qui sont très importants pour la Tunisie, pour les femmes, en particulier, explique madame Faadi. Mais dans certaines régions comme Kairouan, on a toujours le sentiment d'être marginalisés, d'être oubliés par ceux qui nous gouvernent.

L’économie générale de la Tunisie s’est lourdement dégradée depuis 10 ans. Son PIB est passé de 46 milliards de dollars en 2010 à 40 milliards en 2019. Le taux de chômage dépasse 16 %.

Les habitants s’appauvrissent de plus en plus et le taux d’endettement du pays ne cesse de monter (90 % du PIB).

Photo prise dans l'un des majestueux corridors de verre et de marbre à l’Assemblée des représentants du peuple, le parlement tunisien.

Hichem Ajbouni, député tunisien du Bloc démocratique

Photo : Radio-Canada / Frédéric Tremblay

L'ancien modèle économique basé sur le tourisme, sur les industries traditionnelles comme le textile, et sur une main-d'œuvre à bas coût, ce modèle est révolu, explique le député tunisien de l’opposition et expert-comptable, Hichem Ajbouni.

Cet élu, qui siège à la Commission parlementaire des finances publiques, explique que le budget réservé aux rémunérations des fonctionnaires a fait un bond spectaculaire.

Ça représente à peu près 68 % de toutes les recettes fiscales, c’est énorme, lance-t-il, au centre d’un des majestueux corridors de verre et de marbre de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le parlement tunisien, rebaptisé depuis la révolution.

Le climat à l’ARP est particulièrement tendu depuis le début décembre. Des députés, collègues de Hichem Ajbouni, tiennent un sit-in à l’entrée de la Chambre. Ils protestent contre les agressions physiques commises en décembre dernier par certains députés associés au gouvernement, en pleine assemblée, contre des membres de l’opposition.

Le blocage politique semble s’accroître avec le temps en Tunisie. C’est ce qui explique, selon plusieurs, que les réformes économiques nécessaires et urgentes ne se font pas.

Il y a un danger de revenir en arrière, met en garde Hichem Ajbouni, parce que les gens se disent : ‘’Quand même, nous avons besoin d'un régime fort, même s'il est dictatorial. L'essentiel, c'est de combler les besoins élémentaires du Tunisien, ce qui n’est pas le cas, actuellement’’.

La douleur reste vive.

Fathya Halali avec deux de ses quatre enfants sur la tombe de son mari qui s’est immolé, au cimetière de Kairouan.

Photo : Radio-Canada / Francyne Doyon

Même si cela peut paraître incroyable, une forme de nostalgie des années Ben Ali émerge dans certaines régions défavorisées. Nous l'avons perçue lors de ce séjour. C’est même une vision que semble partager Fathya Halali, la veuve et mère de quatre enfants à Kairouan.

Avant, on n’entendait pas parler de suicide. Du temps de Ben Ali, on n’en entendait jamais parler. Et maintenant, c’est deux ou trois, tous les jours, ici à Kairouan.

Une citation de Fathya Halali

Sylvain Desjardins a couvert la révolution tunisienne de 2011, les élections subséquentes et les attentats terroristes en 2015. Il est retourné en Tunisie pour le 10e anniversaire des événements.

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