Le prix de scientifiques de l’année 2020 aux modélisateurs de la pandémie

Les modèles des chercheurs permettent de se projeter dans le futur de l’épidémie pour prédire sa progression.
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Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Depuis près d’un an, les travaux de dizaines de modélisateurs ont permis aux autorités de mesurer l’effet potentiel des diverses mesures sanitaires mises en place pour contrer la COVID-19 et au public de saisir l’impact de ses comportements sur la propagation de la maladie.
Pour cette contribution majeure à notre compréhension de la pandémie de coronavirus, ces épidémiologistes et mathématiciens se voient décerner le prix de scientifiques de l’année 2020 de Radio-Canada.
À titre de représentants de leur spécialité, quatre d’entre eux se partagent le prix : Julien Arino, de l’Université du Manitoba; Marc Brisson, de l’Université Laval; Caroline Colijn, de l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique; et Mathieu Maheu-Giroux, de l’Université McGill.
Ces experts travaillaient jusque-là à modéliser la propagation de diverses maladies : le VIH, la tuberculose ou encore le virus du papillome humain. 2020 leur a fourni un nouveau défi : transposer l’épidémie de COVID-19 dans des modèles mathématiques.
Vous pouvez écouter l'entrevue complète avec les quatre scientifiques récompensés à l'émission Les années lumières animée par Sophie-Andrée Blondin.
Le modèle de base dont sont dérivés la plupart des modèles utilisés pour décrire la propagation de la COVID-19 s’appelle S-I-R
, où chaque individu d’une population est soit Susceptible
d’attraper le virus, Infectieux
, ou Rétabli
. Au fur et à mesure que la maladie se propage, les individus d’une population vont passer d’une catégorie – appelée compartiment – à l’autre en fonction de divers facteurs.
Quand un individu susceptible rencontre un individu infectieux, il y a une certaine probabilité que la maladie se transmette. Si elle se transmet, on prend l'individu susceptible et on le déplace dans le compartiment des individus infectieux
, illustre Julien Arino, professeur de mathématiques à l’Université du Manitoba.
Les interactions entre ces différentes catégories varient en fonction de la biologie du virus lui-même, par exemple sa contagiosité (le fameux R0), la durée de la période infectieuse, etc.
Traduits en équations mathématiques, ces modèles donnent les fameuses courbes de l’épidémie.
Ces modèles sont de plus en plus détaillés. Ils peuvent par exemple distinguer différents sous-groupes de la population en fonction de leur risque d’infection, ou encore tenir compte du fait que les gens infectés deviennent contagieux avant même d’avoir des symptômes. Jusqu’à trois jours avant, comme l’ont montré Caroline Colijn et son équipe de l’Université Simon Fraser dès février, à partir de données recueillies en Chine et à Singapour.
Au début, on avait très peu d'informations sur la biologie du virus ou sur sa sévérité
, rappelle Marc Brisson, professeur d’épidémiologie mathématique à l’Université Laval.
« La quantité d'informations a évolué. La quantité d'informations qu'on a aussi sur les données de cas et d'hospitalisations. Le raffinement de ces données nous permet maintenant d'avoir des modèles plus raffinés. »
Une fois bien calibrés pour coller à la réalité, les modèles des chercheurs permettent de se projeter dans le futur de l’épidémie pour prédire sa progression. De la même manière, ils anticipent l’effet que pourraient avoir des mesures sanitaires telles que la réduction des contacts, la quarantaine obligatoire ou l’isolement des malades.
« Notre but premier est toujours de faire des scénarios […], de dire si les comportements, les contacts diminuent, voici ce qu'on pourrait voir, voici la tendance qui pourrait se passer et si les contacts augmentent voici ce qui pourrait se passer. »
Ces projections ont fait les manchettes tout au long de la pandémie, y compris cette semaine au Québec, alors que le gouvernement de François Legault lançait l’alerte sur les risques de plus en plus grands de débordements dans les hôpitaux, submergés de cas de COVID-19.
En utilisant un modèle mathématique qui est calibré aux données passées d'hospitalisations, on estime un taux de transmission pour la dernière période et on projette ce taux pour les trois ou quatre prochaines semaines
, explique Mathieu Maheu-Giroux, épidémiologiste à l’Université McGill, dont l’équipe fournit, chaque semaine, de nouvelles données à l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux, l’INESSS, sur le nombre de lits que pourraient occuper les patients atteints du coronavirus.
« Après ça, on a un autre modèle qui nous permet, pour chacun de ces patients-là, d'avoir une trajectoire possible d'utilisation des soins. Est-ce que la personne va être admise aux soins intensifs directement? Combien de temps va-t-elle passer aux soins intensifs? Combien de temps avant que cette personne-là décède de la COVID-19 ou sorte de l'hôpital après s'être établie? »
De nouvelles questions que les modélisateurs peuvent explorer émergent sans cesse. Par exemple : quels pourraient être les impacts de nouveaux variants plus contagieux? Quel rôle pourraient jouer les vacanciers de retour du Sud dans l’épidémie? Quand les vaccins nous permettront-ils de revenir à la normale
?
Par conséquent, la pression est parfois forte sur ces experts, et la fatigue s’accumule. À travers toutes ces données et ces courbes qui peuvent paraître bien abstraites, ils tentent néanmoins de garder le cap sur la réalité.
Ce qu’on modélise, ce sont des chiffres, mais en fin de compte, les projections ou les scénarios qu’on modélise ce sont des gens, des humains, et ça a un impact sur leur vie
, fait valoir Marc Brisson.
On a tendance à manipuler ces nombres, à les rendre un peu abstraits, c’est comme ça qu’on fonctionne en tant que mathématiciens, et c’est nécessaire aussi
, renchérit Julien Arino. ajoute-t-il. Mais un décès, c’est le décès de quelqu’un
.
La pandémie aura sans doute au moins un effet positif pour les modélisateurs : faire connaître cette science relativement récente.
« C’est satisfaisant quand on peut voir nos figures, nos graphiques et les modèles qu’on a construits être utilisés dans les présentations [des autorités sanitaires] pour communiquer avec le public. »
Il y a fort à parier que les travaux des modélisateurs seront encore sur le devant de la scène pour un bout de temps. Leur prochain défi : intégrer l’effet de la vaccination dans les modèles de propagation de la COVID-19. Une lueur d’espoir au bout des courbes.